Par le rabbin Josh Weiner
Préparer une dracha aujourd’hui, à l’approche de Chabbat, est particulièrement difficile, alors que les événements dans le monde changent si rapidement, dans ce climat d’incertitude et d’anxiété. Nous avons au moins le privilège de se réunir en communauté en ce Chabbat et de se sentir moins seuls face à l’angoisse, alors qu’en Israël, la plupart des synagogues resteront fermées ce week-end. [Au moment où vous lirez ces lignes, bien sûr, la situation aura probablement changé.] Nous prions pour la sécurité de ceux que nous aimons et pour que cessent ces guerres. Et comme toujours, lire la paracha n’est ni une fuite hors de la réalité, même si cela peut nous apporter un peu de réconfort, ni un guide pour faire des parallèles simplistes avec notre situation.
Entrons donc dans le texte. Cette paracha est un vertige merveilleux, composée de nombreuses histoires brèves, dont beaucoup sont assez dures et violentes. À un moment donné, on dit à Moïse de rassembler soixante-dix anciens pour l’accompagner pour diriger ce peuple d’Israël si souvent défiant. Il est difficile de comprendre exactement ce qui se passe ensuite, tandis que l’esprit de Dieu se partage avec les soixante-dix, « et quand l’esprit reposa sur eux, ils parlèrent en prophétie. » Mais pas seulement eux. En réalité, l’histoire centrale se joue ailleurs . Je cite :
וַיִּשָּׁאֲר֣וּ שְׁנֵֽי־אֲנָשִׁ֣ים ׀ בַּֽמַּחֲנֶ֡ה שֵׁ֣ם הָאֶחָ֣ד ׀ אֶלְדָּ֡ד וְשֵׁם֩ הַשֵּׁנִ֨י מֵידָ֜ד וַתָּ֧נַח עֲלֵהֶ֣ם הָר֗וּחַ וְהֵ֙מָּה֙ בַּכְּתֻבִ֔ים וְלֹ֥א יָצְא֖וּ הָאֹ֑הֱלָה וַיִּֽתְנַבְּא֖וּ בַּֽמַּחֲנֶֽה׃ וַיָּ֣רׇץ הַנַּ֔עַר וַיַּגֵּ֥ד לְמֹשֶׁ֖ה וַיֹּאמַ֑ר אֶלְדָּ֣ד וּמֵידָ֔ד מִֽתְנַבְּאִ֖ים בַּֽמַּחֲנֶֽה׃ ויַּ֜עַן יְהוֹשֻׁ֣עַ בִּן־נ֗וּן מְשָׁרֵ֥ת מֹשֶׁ֛ה מִבְּחֻרָ֖יו וַיֹּאמַ֑ר אֲדֹנִ֥י מֹשֶׁ֖ה כְּלָאֵֽם׃ וַיֹּ֤אמֶר לוֹ֙ מֹשֶׁ֔ה הַֽמְקַנֵּ֥א אַתָּ֖ה לִ֑י וּמִ֨י יִתֵּ֜ן כׇּל־עַ֤ם יְהֹוָה֙ נְבִיאִ֔ים כִּי־יִתֵּ֧ן יְהֹוָ֛ה אֶת־רוּח֖וֹ עֲלֵיהֶֽם׃
Deux de ces hommes étaient restés dans le camp, l’un nommé Eldad, le second Médad. L’esprit se posa également sur eux…. et ils prophétisèrent dans le camp. Un jeune homme courut l’annoncer à Moïse, en disant: “Eldad et Médad prophétisent dans le camp.” Alors Josué, fils de Noun, serviteur de Moïse depuis sa jeunesse, prit la parole et dit: “Mon maître Moïse, empêche-les!” Moïse lui répondit: “Tu es bien zélé pour moi! Ah! Plût au Ciel que tout le peuple de Dieu se composât de prophètes, que l’Éternel fit reposer son esprit sur eux!” (Nombres 11:26-29)
Il y a ici une opposition entre deux modèles de leadership, et aussi entre deux modèles de la prophétie. Il y a les soixante-dix anciens et Josué, qui sont proches de Moïse et lui sont loyaux. Leur fonction peut être d’assister Moïse mais jamais de contester son autorité ou de proposer une voix alternative. Josué, qui a grandi aux côtés de Moïse et “n’a jamais quitté sa tente” (Exode 33:11), est tellement troublé par cette contestation prophétique venue de l’extérieur que sa réaction instinctive est de vouloir faire taire — voire éliminer — leurs auteurs. [Ou, selon certains, en les chargeant de responsabilités publiques jusqu’à l’épuisement !]
Le Talmud dit que quand le leadership de Josué était remis en question, il détournait l’attention du peuple en lançant une guerre contre ses ennemis. L’alternative à Josué et aux 70 anciens est ce duo mystérieux, Eldad et Medad. Ils sont restés à l’écart du rassemblement principal, même s’ils en étaient dignes, peut-être en raison de leur humilité (Sanhedrin 17a). Leur prophétie a jailli et ne s’est plus arrêtée, malgré la colère de Josué. Que disaient-ils ? Certains midrashim donnent des suggestions, mais en fait le silence du texte dans la Torah est plus significatif : peu importe ce qu’ils ont dit. Moïse le comprend, et il semble que l’état auquel ils sont parvenus soit celui qu’il préfère à celui des anciens obéissants qui l’entourent. Ah! Plût au Ciel que tout le peuple de Dieu se composât de tels prophètes.
Si devenir une telle personne est le souhait de Moïse, cela mérite sans doute qu’on s’interroge sur ce qu’il entend par là. Nous avons le modèle des prophètes « majeurs » de la Bible, Jérémie, Ezéchiel et les autres grands prophètes, mais je n’imagine pas que le souhait était d’avoir un peuple entier composé de Jérémie. Nous devrions plutôt considérer le groupe mentionné dans la Bible, parfois appelé Bnei Ha-Neviim, les « enfants des prophètes » — pas littéralement les enfants, mais ceux qui avaient quelque chose de cette qualité prophétique en eux. Une tradition dit qu’il y avait plus d’un million de ces demi-prophètes, qui n’ont jamais écrit de livres ou prédit quoi que ce soit sur l’avenir, mais qui ont simplement écouté ce que Dieu leur disait.
Ces références aux Bnei Ha-Neviim dans la Bible ont fasciné les rabbins à tendance mystique de toutes les générations. Elles sont notamment devenues une préoccupation pour le rebbe Kalonymous Kalman Shapiro au début du 20e siècle. Bien avant l’histoire tragique de ses écrits cachés dans le ghetto et sa confrontation avec les horreurs de la Shoah, il était connu comme un enseignant passionné, créant une école, une yeshiva pour jeunes garçons à Varsovie. Autrefois, j’ai essayé de démontrer que cette école (et son approche éducative en général) était un camp d’entraînement pour une nouvelle génération de prophètes, et c’est une idée qui se répète tout au long de ses écrits. Mais parfois, sa description de cette sensibilité prophétique n’est pas celle à laquelle on pourrait s’attendre. Par exemple, il décrit la sensation de lire un livre et de voir une phrase surgir devant ses yeux et faire fondre son âme (Hachsharat ha-Avrechim), ou ou d’écouter un enseignant parler de la Torah, et de sentir soudain que l’enseignant s’adresse à lui personnellement (Mevo ha-Shearim). J’ai moi-même vu cela se produire à plusieurs reprises, lorsque j’enseignais ou parlais à la synagogue : je vois les yeux de quelqu’un s’illuminer pendant que je parle ou que je prie et je sais que quelque chose se passe dans son âme. Bien sûr, ce n’est pas de mon fait, mais à cause d’un certain état de réceptivité qu’ils ont la chance d’avoir acquis. Il se trouve simplement que j’ai été le messager, mais cela aurait pu être aussi un livre ou une chanson à la radio.
C’est ainsi que je comprends Eldad et Médad, avec leur prophétie qui a commencé et n’a jamais pris fin. Tout ce qu’ils entendaient ou voyaient leur paraissait immensément significatif, un message divin. La traduction d’une rencontre significative en un plan d’action, ou pouvoir dire ce que l’avenir nous réserve, est une deuxième étape, dont tout le monde n’est pas capable. Mais le fait même d’être ouvert à ces rencontres, d’être éveillé dans un monde où la plupart des gens sont spirituellement endormis, et d’éprouver un profond émerveillement (ou du dégoût) — voilà, je pense, le genre de personnes que Moïse voulait que nous devenions.
Je me demande si nous pouvons vivre le monde de cette façon aujourd’hui. La plupart de ce que je sais du monde au-delà de mes interactions immédiates provient de différents médias : articles, émissions ou livres. En ce moment, les nouvelles que nous entendons sont particulièrement sinistres. On n’a pas forcément besoin d’être un prophète qui prédit l’avenir, on en a probablement trop aujourd’hui et la plupart sont de faux prophètes qui nous distraient avec leurs opinions et leurs indignations, nous disant « ce qu’il faut faire » et « ce que les gens ne comprennent pas ». Oui, si seulement on avait aujourd’hui ces prophètes d’autrefois en qui on pouvait avoir confiance, qui criaient la vérité et nous disaient quoi faire ! Mais au moins, on peut faire le premier pas, en ouvrant nos yeux, nos oreilles et notre âme. À quoi cela ressemblerait-il d’avoir le sentiment que les événements qui se déroulent partout sont infiniment significatifs, d’être ébranlé au plus profond de soi et de se sentir personnellement interpellé par eux ? Et ensuite, peut-être, être capable de mettre ce message en mots et de formuler une réponse ?
À la fin de la paracha de la semaine dernière, dans le dernier verset, Moïse entre dans le Tabernacle nouvellement consacré:
וּבְבֹ֨א מֹשֶׁ֜ה אֶל־אֹ֣הֶל מוֹעֵד֮ לְדַבֵּ֣ר אִתּוֹ֒ וַיִּשְׁמַ֨ע אֶת־הַקּ֜וֹל מִדַּבֵּ֣ר אֵלָ֗יו מֵעַ֤ל הַכַּפֹּ֙רֶת֙ אֲשֶׁר֙ עַל־אֲרֹ֣ן הָעֵדֻ֔ת מִבֵּ֖ין שְׁנֵ֣י הַכְּרֻבִ֑ים וַיְדַבֵּ֖ר אֵלָֽיו׃
Or, quand Moïse entrait dans la tente d’assignation pour que Dieu lui parlât, il entendait la voix s’adresser [à lui] de dessus le propitiatoire qui couvrait l’arche du statut, entre les deux chérubins, et c’est à elle qu’il parlait. (Nombres 7:89)
Rachi souligne que le verset ne dit pas que la voix lui parlait (medaber), mais utilise une forme réflexive rare du verbe, midaber, comme si la voix de Dieu se parlait à elle-même, et que Moïse ne faisait qu’écouter. Encore une fois, c’est le modèle prophétique qui est à la portée de tous, peut-être, si nous parvenons à éliminer un peu de bruit et à rencontrer ce que le monde cherche à nous transmettre.
עוֹשֶׂה שָׁלוֹם בִּמְרוֹמָיו הוּא יַעֲשֶׂה שָׁלוֹם עָלֵינוּ
וְעַל כָּל יִשְׂרָאֵל וְעַל כָּל יוֺשְׁבֵי תֵבֶל
וְאִמְרוּ אָמֵן
Chabbat shalom !