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L’endurcissement du cœur

Dracha prononcée par Catherine Chalier le 9 janvier 2016

Dans la paracha Vaéra que nous lisons cette semaine, il est répété à plusieurs reprises que le cœur (lev) de Pharaon s’obstine à ne pas obéir aux injonctions de Dieu transmises par Moïse et Aaron : qu’il laisse les Hébreux sortir d’Égypte. Cette obstination trouvera son point culminant quand il se lancera à la poursuite de ces mêmes Hébreux dans le désert et la mer des Joncs pour tenter de les rattraper et de les contraindre à revenir. Un maître ne libère en effet pas ses esclaves facilement, sans colère et sans sentiment qu’ils lui appartiennent corps et âmes. Cependant dès sa rencontre avec Moïse, alors même qu’Il lui demande d’aller délivrer les Hébreux, Dieu Lui-même annonce : « Et moi j’endurcirai le cœur de Pharaon » (Ex 7, 3) (veani eqché et lev pharoh). Ce qui se vérifie en effet : après chacune des dix plaies envoyées par Dieu pour le faire céder, le cœur de Pharaon se rétracte et se durcit. Selon le commentaire de Rachi sur ce verset, Dieu penserait ceci : « il est bon que son cœur s’endurcisse de manière que Je multiplie Mes signes contre lui et vous reconnaîtrez vous ma puissance. Telle est en effet la manière d’agir du Saint, béni soit-Il, Il amène des châtiments sur les nations, afin qu’Israël entende et craigne ». Mais Rachi remarque aussi que pour les trois premières plaies (notre paracha), il n’est pas dit que Dieu endurcit le cœur de Pharaon mais que le cœur de celui-ci s’endurcit (Ex 7,14 ; 7, 23 ; 8, 12 ; 8, 14 ; 8, 28 ; 9, 7). C’est avec la plaie des ulcères que la formulation « Dieu endurcit le cœur » apparaît une première fois (Ex 9, 12) pour être à nouveau suivie de « le cœur de Pharaon s’endurcit » (Ex 9, 35).Dans la paracha Bo, nous retrouverons la formule « Dieu endurcit le cœur de Pharaon » (10, 20 ; 10, 27 ; 11, 10), puis dans la paracha Bechalachil est encore affirmé que (14, 4 ; 14, 17), Dieu endurcit le cœur de Pharaon qui a enfin laissé partir les Hébreux. Ce dernier se lance alors à leur poursuite avec le résultat que l’on sait.

Que signifie donc un cœur endurci ? Est-ce Dieu qui l’endurcit ou est-ce l’homme qui le laisse s’endurcir ? Quel rapport y a-t-il entre ces versets et le constat de l’Eternel promettant de ne plus envoyer de déluge sur la terre lorsque Noé sort de son arche car, dit-Il : « le penchant du cœur de l’homme est mauvais depuis sa jeunesse (yetser lev haAdam ra minéourav) » (Gn 8, 21) ? Pourquoi enfin l’Eternel promet-il au prophète Jérémie (32, 39-40) qu’Il donnera à son peuple « un seul et même cœur » et qu’Il disposera ce cœur à Le vénérer tandis qu’Il promet ceci au prophète Ezéchiel (36, 26) : « Je vous donnerai un cœur nouveau et je vous inspirerai un esprit nouveau ; J’enlèverai le cœur de pierre de votre sein et je vous donnerai un cœur de chair » ? Mais Il commande aussi : « faites-vous un cœur nouveau » (Ez18, 31). Dans ces différentes formulations la forme passive (c’est Dieu qui endurcit le cœur ou en donne un nouveau) et la forme active (le cœur s’endurcit ou se guérit) alternent et la question de la responsabilité humaine quant à l’état de son cœur se pose donc. Question d’autant plus grave puisque nous répétons quotidiennement dans le Chema Israel que c’est avec ce « cœur » tout entier que nous sommes conviés à aimer Dieu.Toutefois ce cœur entier n’est-il pas paradoxalement un « cœur circoncis » (Dt 30, 6), par Dieu Lui-même, c’est-à-dire par Sa parole qui précisément entame à vif ses prétentions d’être entier ?Cela peut-il nous éclairer sur le paradoxe (passivité versus activité) qui scande les passages relatifs au cœur de Pharaon ?

C’est en effet au terme d’échanges de paroles entre Moïse et Aaron et ce dernier que les expressions « le cœur de Pharaon s’endurcit » ou « Dieu endurcit le cœur de Pharaon » apparaissent. Ces paroles ne parviennent pas à « circoncire » son cœur, elles échouent à le faire réfléchir, à l’émouvoir et a fortiori à le faire céder. Aucune parole, fût-elle celle de Dieu ne réussit à l’atteindre dans sa certitude d’avoir raison sur tout car il jouit d’une immense puissance, se fait craindre de tous et il ne supporte pas qu’on le défie. Dans son optique céder serait une marque de faiblesse inadmissible, cela mettrait sa puissance en question, sa fragilité propre apparaîtrait. Il y a un équivalent grec de cette attitude dans Antigone la tragédie de Sophocle, le roi Créon refuse obstinément de céder à la demande de sa nièce Antigone et de son fils Hémon, le fiancé d’Antigone, qu’il autorise que l’on donne une sépulture à Polynice, le frère d’Antigone et cela au nom de la loi non écrite des dieux, une loi plus ancienne que la loi politique voulue par Créon. Et, comme dans l’histoire de Pharaon, Créon devrait apprendre à céder. Mais quand il y consent enfin, c’est trop tard, Antigone est morte, son propre fils Hémon aussi, ainsi que sa femme, et il ne lui reste que l’immensité de son chagrin. Selon Tirésias, le devin aveugle de Thèbes, la leçon principale de cette tragédie tient en ceci : céder aux lois non écrites des dieux serait le commencement de la sagesse.

Dans la Torah, le cœur endurci est un cœur qui reste résolument sourd aux paroles qui l’appellent à changer de cap, à céder plutôt qu’à se raidir sur ses certitudes, à consentir à sa propre fragilité et à faire preuve d’humilité. Un cœur endurci défie toute parole à lui adressée, il la méprise et il la rend inutile.Il ne connaît que la sienne : la parole qui commande à tous et à tout. En chaque personne humaine il y a un Pharaon à combattre car le cœur humain porte la tentation de cet endurcissement appelé « mal » (ra) dans la Genèse (Gn 8, 21), endurcissement dans son être propre, endurcissement qui rend sourd à tout ce qui n’est pas soi. Le penchant au mal évoqué dans la Genèse signifie d’abord cela. Or face à Pharaon et à tous ceux qui lui ressemblent la question se pose de savoir si ce penchant au mal a réussi à effacer complètement l’image de Dieu en soi-même que chacun porte aussi en lui. Cette image porte la trace du « c’était bien » (ki tov) de la Genèse, elle porte le sceau de l’alliance avec ce bien, alliance renouvelée par le don de la Torah et répétée par les prophètes. Cette image et cette alliance enfouies au plus profond du cœur, recouvertes par les sédimentations de l’égoïsme et de l’orgueil, peuvent-elles disparaître ?

Face aux Pharaons terribles qui se sont levés pour persécuter les juifs et tant d’autres êtres humains qui ne serait pas pris de doute ? Dans le camp de Westerbork où elle était emprisonnée avant sa déportation à Auschwitz où elle mourut à l’âge de 29 ans, Etty Hillesum qui plaçait au centre de sa vie la pensée de l’humain crée à l’image de Dieu, écrit :face « aux visages des soldats en uniforme vert de l’escorte armée » qui poussaient impitoyablement les déportés dans les trains : Je me suis posé des questions sur cette parole qui est le fil directeur de ma vie : ‘Et Dieu créa l’homme à Son image’. Oui cette parole a connu chez moi une matinée difficile » (1).

Cette question est redoutable et toujours actuelle : un cœur de pierre, un cœur de Pharaon, est-il capable de détruire l’image de Dieu en soi-même ? La tradition juive, par ses prophètes et par ses sages veut nous persuader qu’il est toujours possible de se repentir, de retrouver cette image enfouie au plus profond de nous, oubliée et vilipendée pour cause d’endurcissement dans son propre être. Mais est-ce toujours possible ? Les paroles qui entament cet endurcissement, fussent-elles celles de Dieu, ne sont-elles pas souvent complètement impuissantes ? Et n’est-ce pas cela précisément que signifie l’idée que Dieu a endurci le cœur de Pharaon ? A savoir, non pas qu’Il a décidé, lui Dieu, de fermer ce cœur, de le rendre sourd à Son appel, mais au contraire qu’Il sait qu’Il n’aura pas la puissance de l’ouvrir. Le rabbi de Slonim enseigne à cet égard que nos forces naturelles n’ont pas, à elles seules, la force d’ouvrir un cœur de pierre. Seules, dit-il, l’aide de forces surnaturelles – ce par quoi il faut entendre des paroles de Torah – ont cette force (2), mais elles ne l’ont pas toujours, elles peuvent rester impuissantes elles aussi. Dès lors un être humain s’endurcit de plus en plus, il n’envisage plus aucune repentance, il s’enferme dans sa méchanceté, parfois même avec désespoir mais souvent aussi avec perversité. A ce stade là, rien ne sert de lui parler, et il convient le cas échéant de savoir se défendre de sa perversité, par les armes s’il le faut.

L’abîme où peut tomber un être humain est en effet terrifiant. Mais sa dépravation lui fait-elle perdre à jamais toute possibilité d’être un jour entamé par une parole qui vient toucher en lui sa fragilité ? Pharaon a-t-il pleuré, comme Créon dans la pièce de Sophocle, à la mort de son fils premier né ? S’il l’a fait, cela n’a pas duré car il est revenu à sa dureté de cœur en se lançant à la poursuite des Hébreux. S’est-il repenti comme Yehouda face à Tamar et face à Joseph et comme David après ses fautes ? Non. Il y aurait donc des êtres ténébreux. Mais la Bible, en particulier par la voix de Jérémie et d’Ezéchiel cités précédemment, ne se résigne jamais à cela. Elle plaide la cause d’un cœur nouveau, d’un cœur de chair et demande d’aimer Dieu avec ce cœur là, ce qu’il ne faut sûrement pas entendre de façon mièvre car c’est extrêmement difficile et exige de nourrir ce cœur par des paroles, par l’étude et par la prière car le cœur par lui-même n’est en aucune façon une garantie de bonne conduite ou, comme on dit, de bons sentiments. Il convient de l’éduquer lui aussi, sa spontanéité ne signifie pas qu’il fait des choix justes et bons : par mouvement spontané du cœur on peut chercher par exemple à protéger des cœurs endurcis, comme cela arriva lorsque certains monastères protégèrent, par charité dit-on, des criminels de guerre, des pharaons en rien repentis.

C’est pourquoi lorsqu’on répète, soir et matin, dans le Chema Israel que nous sommes conviés à aimer Dieu de tout notre cœur, conjointement à de toute notre âme et de tout notre pouvoir, cela n’a rien de spontané, c’est même extrêmement difficile et passe par une éducation constante. Une éducation qui oblige à se laisser blesser par les paroles que ce Dieu nous adresse, en particulier celles qui lient cet amour là à l’amour du prochain, c’est-à-dire à la responsabilité pour lui bien davantage qu’à un élan compassionnel, impossible à commander d’ailleurs. De cette responsabilité, Pharaon – et nous quand nous lui ressemblons – se montre radicalement incapable.

Dans son commentaire à la paracha VaYigach que nous avons lu après Hanoucca, le rabbin hassidique Chmuel Bornstein associe le cœur (lev) à Juda et l’intellect (moah) à Joseph et il explique que l’un a besoin de l’autre. L’intellect a besoin du cœur afin d’apprendre de lui la capacité de se mettre en état de recevoir et de céder face à Dieu ou à autrui quand c’est nécessaire plutôt que de s’obstiner et de se raidir dans ses certitudes sous prétexte de sa supériorité intellectuelle ; mais le cœur a aussi besoin de l’intellect pour recevoir de lui la force de ne pas s’humilier de façon vaine et de pas fuir la vérité sous prétexte de sa peur ou de son absence d’efforts dans l’étude par exemple. Il cite alors le verset d’Ezéchiel déjà mentionné sur la transformation du cœur de pierre en cœur de chair et il l’associe au verset de Jérémie (31, 33) : « A cette époque, dit l’Eternel, Je ferai pénétrer ma Torah (et Torati) en eux, c’est dans leur cœur que Je l’inscrirai ». Verset qui se poursuit ainsi : « Je serai leur Dieu et ils seront mon peuple »(3). Il me semble qu’il convient de voir une équivalence entre ces deux parties du verset.

A la fin de la amida, nous disons: « petah livi beToratekha » (ouvre mon cœur par Ta Torah). Puisse cette demande être entendue.

Catherine Chalier


1LesEcrits d’Etty HillesumJournaux et lettres 1941-1943, édition intégrale sous la direction de Klaas A.D.Smelik, trad. Ph. Noble avec I.Rosselin, Paris, Seuil, 2008, Lettre à Han Wegeriff et autres, le 24 août 1943, p. 903.

2Sefer Netivot Chalom, Yeschiva bet Avraham Slonim, Jérusalem,t.2, sur la paracha bo, p. 72.

3Voir R. Chmuel Bornstein (1857-1926), Sefer Chem miChemouel, t.1, 2e partie, Jérusalem, p. 276 et 277.

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