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La liberté, et après ? 7e et 8e jour de Pessah 5775

Drasha prononcée par Aline Benain en Avril 2014

La Mer s’est ouverte. Nous traversons à pied sec. La Haggadah insiste à de multiples reprises sur l’intervention directe de Dieu lui-même[1]. Le miracle est, par excellence, théophanie et pourtant nous ne chantons pas, en cette fin de Pessah, le Hallel complet[2].

Notre Tradition propose, à ce qui peut d’abord apparaître surprenant, plusieurs explications.

Ainsi le midrash (Yalkout Shimoni) met-il en scène le dialogue de Dieu et des anges qui s’étonnent de cette récitation tronquée :

« Parce que les Egyptiens y sont morts (…) Pourquoi ? Parce que « ne te réjouis pas de la chute de ton ennemi ; et que ton cœur ne soit pas dans l’allégresse quand il échoue » (Proverbes, 24,17) »[3]

La question incite en fait à s’interroger à la fois sur la nature même de l’événement qui se déroule pour notre Peuple et sur l’essentiel de ce que nous commémorons, mais aussi réinvestissons, génération après génération, en célébrant la sortie d’Egypte.

Yeshayahou Leibowitz dans un texte dense et exigeant à propos de Pessah[4] rappelle le commentaire qu’Isaac Abrabanel[5] consacre à la Haggadah et dans lequel il s’interroge d’une manière bouleversante, où s’étendent le drame et la déchirure de l’exil, sur la signification  de l’événement et de la fête :

« Qu’avons-nous gagné aujourd’hui, hommes de l’exil tels que nous, du fait que nos ancêtres sont sortis d’Egypte, comme il est dit dans la Haggadah : « Si Dieu n’avait pas sorti nos pères d’Egypte, nous serions encore, nous, nos enfants et les enfants de nos enfants, esclaves du Pharaon en Egypte » ? Peut-être vivrions-nous en plus grande quiétude en Egypte que dans nos exils chez Edom et chez Ismaël[6], comme l’ont dit nos ancêtres : « Il vaut mieux pour nous servir l’Egypte que de mourir dans le désert » (Exode, 14,12) des nations, à travers les massacres et les expulsions, mourir par le glaive ou par la faim, croupir en captivité, sans parler du renoncement à notre foi à cause du poids des malheurs[7] Si l’on disait que l’acte qui consiste à manger et à boire en position accoudée[8] (selon la coutume de la nuit du Seder) est le symbole du passage de l’esclavage à la liberté, en quoi cela nous concerne-t-il, nous qui demeurons en exil ? Nous posons la question : qu’avons-nous gagné par cette sortie d’Egypte et par cette libération si aujourd’hui nous sommes en exil ? »[9]

On voit ici comment Abrabanel réactive, de manière rhétorique mais cependant poignante, l’interrogation des Hébreux à Moïse au sortir de l’Egypte, cet « A quoi bon ? » du Peuple immature qui scande toute la traversée du Désert.

Et il répond :

« Si nous n’étions pas sorti d’Egypte, nous ne serions pas arrivés au pied du Mont Sinaï, nous n’aurions pas reçu la Torah et les préceptes, et la Présence divine n’aurait pas résidé parmi nous, et nous ne serions pas devenus un peuple précieux pour l’Eternel. »[10]

C’est dire que la sortie d’Egypte ne se résout  pas au départ lui-même. Son sens réside, de manière décisive, dans ce que le Peuple va faire de cette sortie, dans ce que nous allons, nous, en faire.

On dit de la sortie d’Egypte qu’elle est « Zman Heroutenou », « Le temps de notre Liberté ». A condition de comprendre cependant que cette Liberté est en devenir, qu’elle ne nous est pas donnée une fois pour toute mais qu’elle reste un potentiel à réaliser. C’est ainsi que nous pouvons entendre la formule traditionnelle selon laquelle « chaque Juif doit se considérer comme étant personnellement sorti d’Egypte ». Etre libre sans donner un contenu à sa Liberté, c’est rester esclave. Ce travail n’a pas été fait à notre place. Cependant, à la différence de nos ancêtres indociles, nous pouvons prendre appui sur une Tradition à laquelle il nous appartient d’être fidèle, c’est-à-dire de poursuivre son entreprise, jamais achevée, d’élucidation.

Plus de quatre siècles après le commentaire d’Abrabanel, un autre texte entre en profonde et tragique résonnance avec lui.

Ephraïm Oshry est Rabbin dans le ghetto de Kovno pendant la Seconde guerre mondiale. Ses fidèles continuent à s’adresser à lui pour éclairer leur compréhension de la Halakah en dépit d’un quotidien d’épouvante.[11]

L’un d’eux lui demande s’il faut continuer à dire chaque matin : « Loué sois-tu, Eternel, Source de bénédictions qui ne m’as pas fait esclave[12] » ? Plus que jamais, répond le Rabbin Oshry, et avec une intention, une « Kavana » toute particulière. Ce que les nazis veulent tuer en martyrisant les corps des Juifs ce sont les valeurs qu’ils portent pour eux et pour toute l’Humanité. Qui tente de leur rester fidèle n’est jamais esclave, même au pire de l’oppression.

Ne chanter qu’un demi-Hallel en ces jours de Pessah, c’est dire que nous avons compris et que nous acceptons la tâche qui nous requiert. C’est affirmer que notre mission dans l’Histoire n’est jamais achevée.

Il faut sortir, partir bien sûr, mais aussi réfléchir et construire.

Hag Pessah Sameah, Chabbat Chalom!

Aline Benain


[1] Ainsi : « Et Dieu nous a fait sortir d’Egypte : non par l’intermédiaire d’un ange, non par l’intermédiaire d’un séraphin et non par l’intermédiaire d’un émissaire ; mais le Saint, béni soit-Il, nous en a fait sortir Lui personnellement, comme il est dit… »

On sait également que la Haggadah ne mentionne pas le nom de Moïse.

[2] Le Hallel est formé des six Psaumes (113 à 118). C’est un chant de joie et de gratitude. On chante le Hallel Shalem (Hallel complet) pour Souccoth, Shavouoth, les deux premiers jours de Pessah et Hannouca.

On chante le Hatsi Hallel (demi Hallel) pour les six derniers jours de Pessah et Rosh Hodesh (Néoménie)

[3] On sait par ailleurs que les anges sont décrits comme des créatures « sans articulation », c’est-à-dire sans nuance, binaires dans leur manière de raisonner.

[4] « Pessah, temps de notre Liberté » in Les fêtes juives, réflexions sur les solennités du judaïsme, Paris 2011, éditions du Cerf, p. 97-114.

[5] Isaac Abrabanel (1437-1508) est né au Portugal. Ancêtre du Juif de cour, il a servi le roi Alphonse V tout en veillant au bien être de sa communauté. Il connaît un premier exil en 1483, à la mort du souverain (« Un nouveau roi se leva sur l’Egypte, qui ne connaissait pas Joseph. » – Exode, 1,8), et doit gagner l’Espagne avec sa famille. Il entre au service des Rois catholiques et son monde s’écroule une seconde fois en 1492 avec l’Edit d’expulsion des Juifs d’Espagne. Il meurt à Venise en 1508.

[6] Edom représente la sphère chrétienne et Ismaël, la sphère musulmane.

[7] On peut probablement entendre ici une référence au piyyut de Rosh haChana et Yom Kippour Unetane Tokef.

[8] Cette coutume est l’objet de la quatrième question du Ma Nishtana chantée par enfants au début du seder de Pessah : « Qu’est-ce qui différencie cette nuit de toutes les autres nuits ? Toutes les autres nuits nous mangeons assis normalement ou accoudés. Cette nuit nous sommes tous accoudés. » (Traduction Robert Nerson)

[9] In Y. LEIBOWITZ, op.cit. p.106-107. En lisant ce texte d’Abrabanel, je ne puis m’empêcher de penser à une remarque apparemment simple mais extrêmement profonde faite par l’historien Simon Epstein dans une récente conférence donnée à Adath Shalom. A la question de savoir ce que représentaient de spécifique pour les Juifs de France les attentats de janvier 2015, il répondit : « Nous ne devons jamais oublier que nous sommes en Galouth, en exil ».

[10] In Y. LEIBOWITZ, op.cit. p.107

[11] Voir Rabbin Ephraïm OSHRY, La Torah au cœur des ténèbres, Paris 2011, éditions Albin Michel.

[12] C’est moi qui souligne.

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