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Drasha de Rosh Hashanah 5776

En cette veille de Roch ha-chana 5776, j’ai en tête la formulation de la michna qui condense tout le sens de cette fête :

 בראש השנה כל באי העולם עוברין לפניו כבני מרון שנאמר (תהלים ל« גהיוצר יחד לבם המבין אל כל מעשיהם

Chaque créature défile devant le Créateur, comme des cohortes/troupeaux (qui passent un à un sous la houlette du berger), ainsi qu’il est dit : « Celui qui a crée le cœur de chacun discerne la teneur de tous ses actes » (Psaumes 33) (Michna, Roch ha-chana 1:1).

Dieu s’apprête donc à juger chacun, dans la singularité et la trajectoire qui lui est propre, et non-interchangeable, ce que personne d’autre que Dieu ne peut faire, pas même nous-mêmes qui sommes pourtant pas mal placés pour connaître les secrets de notre cœur… Bien sûr, notre tradition insiste beaucoup pour dire qu’il ne s’agit pas d’un jugement sec et implacable, que Dieu est rahoum ve-hanoun, clément, aimant et donc qu’Il nous jugera avec bienveillance. Mais c’est néanmoins un jugement, et ne nous placer que du côté de l’indulgence, du pardon, de la rémission des péchés de leur expiation, c’est aller un peu vite en besogne, se croire prématurément à Kippour au bout d’un processus (hatima) que nous n’avons même pas encore accompli. On ne doit pas escamoter cette dimension du jugement, ce temps de Roch ha-chana. Le judaïsme, ne l’oublions jamais, avant d’être une religion du pardon est une religion de la sanctification, c’est-à-dire d’effort, d’exigence, d’élever nos âmes au meilleur de nos forces, de les rendre sages, justes et bonnes, en un mot bien plus humaines, au sens noble du terme, qu’elles le sont naturellement.

La question fondamentale que je pose donc, à chacun de nous, à nos consciences d’hommes et femmes, et de juifs, est quelle est la vertu principale avec laquelle il convient d’aborder ce temps d’examen de conscience et du jugement que nos portons sur nos vies. J’en relève une au-dessus de toutes : le courage. Je dirai même plus volontiers le « courage d’être » qui est le titre d’un ouvrage du théologien protestant, Paul Tillich, ouvrage remarquable à tout point de vue, et qui m’a largement inspiré. Pour bon nombre de philosophes grecs, dont Aristote, « la plus grande preuve de courage consiste à être disponible au plus grand sacrifice, le sacrifice de sa propre vie, et parce que le soldat, de par sa profession, est tenu d’être toujours prêt à sacrifier sa propre vie, le courage militaire sera et, d’une certaine manière, demeurera la figure emblématique du courage » (p. 37). On le comprend aisément. Des soldats nous gardent et nous savons qu’ils sont aussi des cibles. Mais nous connaissons une tout autre définition du courage que nous a léguée la tradition rabbinique qui vient subvertir cette conception antique :

אבות ד א

בן זומא אומר … איזהו גבור הכובש את יצרו שנאמר (משלי טו /טז/)  »טוב ארך אפים מגבור, ומושל ברוחו מלוכד עיר ».

Ben Zoma disait : « Quel est (le véritable) héros [ou véritable « courageux »] ? C’est celui qui domine son appétence, ainsi qu’il est dit : ‘‘Celui qui réprime sa colère est plus fort qu’un puissant, et l’homme qui se domine surpasse celui qui conquiert une ville’’ (Proverbes 16,32). » (Avot 4:1).

Qui est le véritable héros/courageux ? Celui qui fait de son ennemi un ami (Avot de-Rabbi Natan A:23). 

C’est de ce courage dont il est question à Roch ha-chana. Paul Tillich propose de distinguer trois types d’angoisse existentielle susceptible de saisir chaque être humain, voir de le terrasser, de le dominer au point d’en être esclave. Il y a d’abord et fondamentalement l’angoisse de la mort. Nous savons trop bien, tôt ou tard, que notre vie est vulnérable, périssable, éphémère. « Vais-je pouvoir vivre ma vie jusqu’au bout ? » Nous pouvons craindre d’avoir à affronter l’instant de mort et les souffrances qui parfois l’accompagnent, mais aussi la crainte de voir disparaître ceux que nous chérissons tant. La seconde angoisse existentielle est celle qui porte sur le sens même de notre vie : que vaut ma vie ? pourquoi suis-je au monde ? Est-ce absurde ? Qu’est-ce que j’apporte, à quoi riment tous ces efforts ? Pourquoi être juif, se battre pour le rester ? La troisième angoisse existentielle est celle qui touche notre moralité : suis-je un homme droit, généreux, juste ? Suis-je coupable devant Dieu ? Devant ma propre conscience ? Me trouve-je digne ou au contraire méprisable ?

Avons-nous le courage de nous poser ces questions qui portent sur les « fondamentaux » ? Ou comme le dit Tillich, sommes-nous tels des névrosés « spirituels », en fuite constante de ces questions dérangeantes, parce qu’elles nous ébranlent, nous font douter de nous-mêmes. Tillich dit d’ailleurs avec beaucoup de perspicacité que l’angoisse névrotique construit une forteresse de certitudes et que l’on va défendre avec la dernière énergie pour ne pas avoir à affronter nos démons : la mort, l’absurde, la culpabilité. Cette névrose nous coupe des réalités, du sens des réalités : on peut devenir suspicieux envers les autres et douter de ce qui est pourtant au-delà du doute raisonnable et être absolument certain, dans nos convictions profondes, de ce dont on devrait pourtant raisonnablement douter (cf. p. 105). Tillich est d’ailleurs assez critique et audacieux pour affirmer que la religion, ou une certaine manière d’interpréter la religion, peut parfaitement servir à camoufler, voir entretenir cet état névrotique, le forger en lâcheté organisée, dans laquelle systématiquement on fuit les questions de vie et de mort, de vérité et d’absurde et de droiture et de culpabilité, en disant que de toute façon, quoi qu’il arrive, Dieu nous ressusciteras d’entre les morts, qu’en obéissant aveuglément à la volonté divine nous aurons remplis notre mission et quant à la culpabilité, que Dieu nous accordera de toute façon son pardon, et remettra nos péchés. Opium du peuple. Mais ça, ce n’est pas notre religion, le judaïsme ! Il requiert d’être courageux, studieux, besogneux, rigoureux avec soi :

משנה אבות ב

משנה ד הלל אומר אל תפרוש מן הצבור ואל תאמן בעצמך עד יום מותך ואל תדין את חברך עד שתגיע למקומו ואל תאמר דבר שאי אפשר לשמוע שסופו להשמע ואל תאמר לכשאפנה אשנה שמא לא תפנה:

משנה ה [*] הוא היה אומר אין בור ירא חטא ולא עם הארץ חסיד ולא הביישן למד ולא הקפדן מלמד ולא כל המרבה בסחורה מחכים ובמקום שאין אנשים השתדל להיות איש:

Hillel disait : « Ne te sépare pas de ta communauté. Ne te fie pas à ta vertu jusqu’au jour de ta mort. Ne juge pas ton prochain tant que tu ne t’es pas trouvé à sa place (or tu ne l’es pas, ne juge pas mais tu es à ta propre place, juge-toi plutôt que de juger l’autre !). Ne profère pas quelque chose d’inaudible dans l’espoir d’être entendu plus tard (réfléchis à deux fois à ce que tu dis). Ne dis pas : ‘‘Quand j’en aurai le loisir, j’étudierai.’’ Peut‑être n’en auras‑tu jamais le loisir. » Il disait aussi : « Le sot ne craint pas la faute, et l’ignorant ne peut être pieux. L’élève timide n’apprend pas bien et le maître irascible n’enseigne pas bien (j’y peux rien…). Ce n’est pas en se chargeant d’une nombreuse marchandise que l’on devient sage (mais en réfléchissant). Là où il n’y a pas d’hommes, efforce‑toi d’en être un. »

משנה טו [*] רבי טרפון אומר היום קצר והמלאכה מרובה והפועלים עצלים והשכר הרבה ובעל הבית דוחק: משנה טז [*] הוא היה אומר לא עליך המלאכה לגמור ולא אתה בן חורין ליבטל ממנה!

Rabbi Tarfon disait : « La journée est courte et la tâche est immense mais les ouvriers sont indolents. Or le salaire est compté tandis que le maître de maison presse. … Il ne t’incombe pas d’achever l’ouvrage mais tu n’es pas libre (pour autant) de t’y soustraire ! (Avot 2:16-17).

Ces paroles de sages sont autant de condamnations des faux-fuyants que les uns et les autres peuvent se donner. Au fond, pourquoi sommes-nous tous là aujourd’hui réunis ? Pourquoi accordons-nous un tel prix aux fêtes de Tichri, aux Yamim ha-noraïm, les jours « redoutables ». Pourquoi sinon parce que nous savons, parfois intuitivement, confusément, qu’il nous faut avoir le courage d’affronter les grandes questions de notre vie, être capable de nous regarder en face, à l’ombre du regard de Dieu, de rendre des comptes, sinon directement à Dieu, au tribunal de notre conscience. Nous sommes ici parce que le courage d’être, est ce qui est requis de nous, parce que nous sommes juifs et que cette exigence est au cœur de notre identité. C’est pour nous sortir de notre confort, de notre paresse, de notre sommeil spirituel, dit Maïmonide, que demain nous entendrons l’appel du Chofar, dont les cris devront atteindre et secouer les cœurs.

Du courage, il va nous en falloir à tous dans l’année qui s’ouvre aujourd’hui. Celui de faire face à la bête hideuse de l’intégrisme islamiste qui a fait tant de victimes, dont en premier de nombreux musulmans mais aussi des juifs visés parce que juifs. Notre courage, c’est d’y faire face et notamment de prendre toutes les mesures pour nous protéger, hélas aussi nous bunkériser. Mais nous n’allons pas donner une victoire à ces intégristes en nous privant de notre vie communautaire, que ce soit Adath Shalom et autres communautés massorti et notre école EJM. Le courage ce sera aussi de savoir comment nous positionner face à la haine sans bornes que certains vouent envers l’État d’Israël dont ils souhaitent la disparition. La critique de la politique israélienne est parfaitement admissible, parfois légitime, mais ne nous laissons pas berner par ceux qui veulent écraser le droit d’Israël pour en faire valoir un autre. Le courage ce sera aussi de savoir comment nous positionner en toute humanité mais aussi en toute lucidité face à ce qui s’annonce être non une vague mais une déferlante de l’immigration vers l’Europe. Nous devrons nous montrer à la hauteur. Et si notre judaïsme, le judaïsme massorti, a quelque chose à dire et à faire, en raison des idéaux qui sont les nôtres, nous devrons être au rendez-vous. Nous aurons à en reparler. Notre courage, notre force, face à toutes ces menaces ou défis, c’est de répondre davantage présent, de faire de notre communauté et de notre mouvement un phare. J’en appelle à chacun d’entre vous, avec vos talents et savoir-faire divers.

Face à cette gravité, et il nous en faut pour prendre notre vie au sérieux et se montrer à la hauteur, nous ne sommes pas interdits de nous redonner un peu de courage, avec l’arme fatale avec laquelle le peuple juif a su affronter à travers son histoire toutes les vicissitudes, je voudrais nommer ici l’humour juif, l’autodérision. Tout d’abord une blague très israélienne, très cynique et un peu antireligieuse, face à l’angoisse de la mort, dont il a été question :

Deux hommes se retrouve côte à côte dans la salle d’attente du médecin. Voyant que son voisin semble très angoissé, le premier lui dit : Ma ata doèg ? « Pourquoi te faire du mouron ? ». Tu as peur de ce que le médecin va te dire ? Écoute, c’est simple. Soit tu es malade, soit non. Si tu ne l’es pas, ein lekha ma lidog yoter. Et si tu l’es, 2 possibilités, grave ou non… Et si grave, 2 possibilités, réchappe ou non. Et si ne réchappe pas, 2 possibilités, paradis ou enfer. Et si enfer, pas grave car tu y retrouveras tous tes copains…

Et maintenant un mot d’esprit qui j’espère va nous donner sagesse et courage (je le dois à Gérard Rabinovitch qui a écrit un très beau livre sur l’humour juif : « Comment ça va mal? L’humour juif un art de l’esprit », éd. Bréal, 2009) :

C’est l’histoire d’un jeune hassid étudiant en yechiva, en plein Galicie des années 1900, qui sur le chemin de la yechiva tombe nez à nez sur un oisillon tombé d’un nid, à la merci de tous les dangers. Il le prend en pitié et veut lui venir en aide mais il ne sait trop comment s’y prendre. Apercevant au bord de la route une bouse de vache encore bien chaude, il lui vient une idée… d’y forger un creux avec une branche, de prendre l’oisillon et de l’y loger. L’oiseau qui était jusqu’ici tremblotant de peur et de froid se met alors à s’apaiser et à pépier littéralement de joie. Le jeune hassid tout heureux reprend son chemin. Mais ayant à peine fait 100 mètres, il aperçoit un petit renard qui le temps d’un instant s’approche de la bouse de vache et ne fait qu’une bouchée de l’oisillon. Ébranlé et même révolté contre Dieu, par cette rude expérience, il en fait part à son maître, aussitôt arrivé à la yechiva. Celui-ci lui dit : « cher Moychè, de la mésaventure de ce pauvre oisillon, il te faut tirer trois leçons. La première est que ce n’est pas parce que quelqu’un vous ‘met dans la merde’ qu’il vous veut du mal. La seconde est que ce n’est pas parce que quelqu’un vous ‘sort de la merde’ qu’il vous veut du bien. La troisième, c’est que même quand on est ‘dans la merde’, on peut se sentir heureux et pépier en toute insouciance, savoir apprécier la densité d’un instant de grâce. Et même si l’avenir un jour devient sombre, il ne pourra jamais vous reprendre cet instant de grâce.

Je m’adresse en particulier à nos quelques familles qui viennent d’être frappées par le deuil. Nous pensons en particulier à notre ami Michel Lubestky, à Robert Dahan, et d’autres disparus au cours de l’année ou antérieurement. Que les instants de grâce vécus avec ceux que vous aimez continuent à habiter vox cœurs, et puissions-nous tous être inscrits avec eux dans le livre de la vie.

Rivon Krygier

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