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Barrières autour des barrières

À partir de quand une pratique religieuse perd-elle sa légitimité ?

Par le rabbin Josh Weiner

Nous sommes enfin après Pessah, et le goût de la matsa n’est plus qu’un vague souvenir, mais je ne peux pas m’en empêcher et je veux partager une autre question halakhique liée à Pessah qui a attiré mon attention la semaine dernière. Je la partage avec vous afin que vous soyez prêts pour l’année prochaine. Elle provient d’un guide de cacherout de Habad-Loubavitch, écrit par un rabbin israélien.

Question : Comment puis-je nettoyer mes bagues dentaires et les rendre cachers pour Pessah ?

Réponse : Avant Pessah, il faut bien se nettoyer la bouche avec une brosse à dents pour enlever toutes les miettes. Ensuite, si possible, verser de l’eau bouillante d’une bouilloire sur l’appareil dentaire, et si ce n’est pas possible, au moins de l’eau très chaude d’une tasse. S’il n’est pas possible de les cachériser, il faut essayer de les enlever en mangeant à Pessah, ou simplement éviter de manger des aliments chauds pendant une semaine. Au minimum, il ne faut pas manger d’aliments chauds contenant du hamèts pendant les 24 heures précédant la fête. [Pansim 5777, numéro 13, p.6.]

Par où commencer pour expliquer mon malaise face à cette réponse ? Non pas parce qu’elle est ridicule. Chaque matin, j’attache des boîtes de cuir sur ma tête et mes bras, j’attache des parchemins avec des mots cachés sur mes portes, et parfois je me promène dans la synagogue avec une collection de feuilles et de branches et je les secoue dans tous les sens. Ce n’est même pas parce que c’est dangereux. Je dis chaque jour dans le Chema que je donnerais ma vie pour Dieu. Si Dieu voulait vraiment que je verse de l’eau bouillante sur mes dents, je le ferais probablement. Mais le problème, c’est justement ça : je ne crois pas que le rabbin transmette ici un quelconque désir divin.

Dire une telle chose est compliqué, et une fois que nous nous engageons sur cette voie, il se peut qu’il n’y ait pas de retour en arrière – qui est vraiment capable de dire avec confiance ce que Dieu veut ou ne veut pas de nous ? Même dans la mesure où la Torah est l’expression de la volonté divine, nous savons que la majeure partie du judaïsme que nous connaissons aujourd’hui ne se trouve pas explicitement dans la Torah elle-même, mais dans un processus de développement de l’interprétation.

Une partie de la compréhension de la nature humaine par le judaïsme est la nécessité de “construire des barrières autour de la Torah” [Avot 1:1]. Ajouter des restrictions et des exigences supplémentaires autour des demandes simples de la Torah fait partie du système. À quel moment a-t-on le droit de dire que cette barrière est de trop, tout en respectant les autres barrières ? Pourquoi est-ce que je pense que verser de l’eau bouillante sur mes dents est une folie, mais qu’attendre entre la viande et le lait est normal ?

Une partie de la réponse est sociologique : la normalité de l’un est le fanatisme de l’autre. Une autre réponse est de savoir dans quelle mesure une décision est intrinsèquement enracinée ou détachée du reste du système halakhique : le fait de s’abstenir de manger des aliments chauds a-t-il jamais fait partie de l’expérience de Pessah, ou cela ressemble-t-il à une invention ? Avons-nous des sources primaires qui parlent de la cacherout des dents, ou qui pourraient imaginer une telle façon de célébrer la liberté ?

Encore une fois, appliquer d’anciennes halakhot à de nouvelles situations est une bonne chose, nous croyons que la voix de Dieu se révèle dans ces développements, et qu’il existe de multiples façons légitimes d’exprimer cette voix. Mais je cherche encore à nommer ce qui fait que certains développements semblent plus légitimes que d’autres. Le Rav Yosef Dov Soloveitchik a essayé de faire la distinction entre le changement, chinouï, qui est interdit, et l’innovation, hidouch, qui est encouragée. Hidouch est le fait de révéler pour la première fois quelque chose qui faisait partie des traditions sacrées depuis toujours, chinouï est le fait de changer les traditions ou d’y ajouter quelque chose. Rav Soloveitchik, aux Etats-Unis du début du 20e siècle, parlait probablement contre le mouvement réformé. Mais les mêmes accusations de chinouï inauthentique peuvent être portées contre ceux qui ajoutent plus de barrières que nécessaire.

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« Poules élevées en plein air »

Notre paracha de cette semaine parle en termes très explicites de l’interdiction de consommer du sang.

וְאִ֨ישׁ אִ֜ישׁ מִבְּנֵ֣י יִשְׂרָאֵ֗ל וּמִן-הַגֵּר֙ הַגָּ֣ר בְּתוֹכָ֔ם אֲשֶׁ֨ר יָצ֜וּד צֵ֥יד חַיָּ֛ה אוֹ-ע֖וֹף אֲשֶׁ֣ר יֵאָכֵ֑ל וְשָׁפַךְ֙ אֶת-דָּמ֔וֹ וְכִסָּ֖הוּ ׃ כִּֽי-נֶ֣פֶשׁ כׇּל-בָּשָׂ֗ר דָּמ֣וֹ בְנַפְשׁוֹ֮ הוּא֒ וָֽאֹמַר֙ לִבְנֵ֣י יִשְׂרָאֵ֔ל דַּ֥ם כׇּל-בָּשָׂ֖ר לֹ֣א תֹאכֵ֑לוּ כִּ֣י נֶ֤פֶשׁ כׇּל-בָּשָׂר֙ דָּמ֣וֹ הִ֔וא כׇּל-אֹכְלָ֖יו יִכָּרֵֽת ׃

C’est pourquoi j’ai dit aux enfants d’Israël : Que nul d’entre vous ne mange du sang, et que l’étranger résidant avec vous n’en mange point… car le principe vital [nefech] de toute créature, c’est son sang qui est dans son corps, aussi ai-je dit aux enfants d’Israël : Ne mangez le sang d’aucune créature. Car la vie de toute créature c’est son sang : quiconque en mangera sera retranché. (Lévitique 17:12-14)

Cette interdiction de consommer du sang, qui est si profondément ancrée dans la mentalité juive, est entourée de nombreux garde-fous, de nombreuses barrières. Par exemple, les rabbins ont inclus le sang trouvé dans les œufs qui pourraient être le début de la formation d’un embryon de poussin. Un œuf avec une tache de sang dans le jaune est donc jeté, et si on en trouve dans le blanc de l’œuf, même si ce n’est pas le signe d’un œuf fécondé, la tache de sang est enlevée avant que l’œuf ne soit utilisé.

Tout cela ne s’applique plus vraiment aujourd’hui, où la production industrielle d’œufs sépare complètement les poules des coqs, et où il n’y a aucune chance qu’un œuf soit fécondé. Toutes les taches rouges que nous trouvons dans les œufs du supermarché aujourd’hui sont causées par d’autres facteurs qui, techniquement, ne les rendent pas interdits selon la halakha. Néanmoins, la pratique consiste à les traiter comme des œufs de ferme, à vérifier si possible et à retirer la tache de sang du blanc ou à jeter l’œuf si la tache se trouve sur le jaune. En tant que tel, c’est une barrière autour d’une barrière autour d’une barrière, et c’est très bien. J’aime vérifier les œufs que j’utilise, le rythme plus lent et l’interaction plus étroite avec ma nourriture s’accordent avec tout le système de cacherout et de bénédictions qui fait partie de ma conscience juive du monde. Mais quand je vois les organismes de cacherout en France dire aux gens de préférer les œufs de batterie aux œufs de plein air parce qu’il y a moins de risques de trouver une tache de sang, cela m’énerve. C’est une barrière de trop, et elle se fait au détriment d’une vraie loi de la Torah, l’interdiction de faire souffrir les animaux.

Il y a un équilibre subtil entre se soucier des mots de la Torah pour avoir une immersion significative et complète dans l’engagement religieux, et se noyer dans des ajouts secondaires et vides de sens qui sont une distraction de l’essentiel. Encore une fois, je veux éviter le piège de dire que toute personne plus stricte que moi est extrémiste et que toute personne plus libérale est paresseuse. Chacun peut dire cela de n’importe qui d’autre. Je veux trouver le principe directeur qui me permettra de juger toutes les pratiques religieuses, y compris la mienne et celle de notre communauté. Et je pense que la clé se trouve dans un verset vers la fin de la paracha de cette semaine.

וּשְׁמַרְתֶּ֤ם אֶת-חֻקֹּתַי֙ וְאֶת-מִשְׁפָּטַ֔י אֲשֶׁ֨ר יַעֲשֶׂ֥ה אֹתָ֛ם הָאָדָ֖ם וָחַ֣י בָּהֶ֑ם אֲנִ֖י יְ-הֹוָֽה ׃

Vous garderez donc mes lois et mes statuts, parce que l’homme qui les pratique obtient, par eux, la vie : je suis l’Éternel. (Lévitique 18:5)

Les premiers mots ici, ou’chemartem, ‘vous garderez’, sont compris comme encourageant les barrières rabbiniques que nous avons mentionnées tout à l’heure. Mais la fin du verset nous donne l’esprit avec lequel prendre de telles décisions : vahaï bahem, ‘par eux, la vie’. Les mitsvot doivent être là pour nous permettre de vivre la vie plus pleinement, pas moins. Pas seulement une vie simple, une vie biologique, mais une vie humaine riche et profonde. Rabbi Na’hman de Breslov interprétait ce mot comme les initiales de ולא חומרות יתרות, “pas de rigueurs inutiles” — plus important que les barrières autour de la Torah, c’est de se sentir vivant à travers la Torah. La vie elle-même est le principe directeur. Je vous souhaite à toutes et à tous un chabbat de la vie.

Lehaïm ! Chabbat chalom !

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