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Vayakhel 5776

Dracha prononcée par David Encaoua le 4 mars 2016

1. Commençons par situer la Paracha VAYAKHEL. Les hébreux sont dans le désert, après la sortie d’Egypte et la construction du veau d’or, et après que Moise ait imploré D. pour pardonner la faute du peuple. La Paracha Vayakhel (Ex. XXXV),tout comme la Paracha Terouma qui lui est antérieure(Ex. XXV) est consacrée aux détails de la construction d’un sanctuaire, le Miqdash, espace sacré dont l’élément principal est le Michkan, tente d’assignation, censée accueillir la présence de D. au sein des hommes.

2. De prime abord, je voudrais dire qu’en dépit de son extrême technicité, cette Paracha me semble mettre en lumière deux questions importantes que je vais tenter de souligner et développer.

D’abord elle nous informe que la sortie d’Egypte ne peut concrétiser à elle seule la libération de la servitude. La sortie d’Egypte n’est au plus que la dimension politique de la libération, certes nécessaire mais non suffisante pour une véritable libération. Autrement dit, il ne suffit pas de sortir pour se libérer: il faut également entrer. Mais, entrer où et comment ? C’est la première question à laquelle la Paracha nous invite à réfléchir.[1] Ensuite, comment parvenir à faire résider D. au sein des hommes ? Autrement dit, comment parvenir à rendre visible l’invisible ? C’est évidemment une énorme tâche ! Une première condition est que le tabernacle, tout en étant itinérant, n’en soit pas moins majestueux. D’où l’abondance de détails sur les objets du Michkan. Mais en même temps, une question de fond demeure : Comment faire pour que ces différents objets expriment un au-delà de leur réalité matérielle, à savoir la solennité d’un lieu censé être la résidence de D. au sein des hommes ? C’est à cette deuxième question que la Paracha, nous invite également à réfléchir. Elle tente d’articuler la dimension réelle ou matérielle des objets du Michkan avec la présence symbolique de D au sein des hébreux. Autrement dit elle cherche à faire du peuple hébreu, un peuple de regardeurs avertis. Mais avertis de quoi, au fait ? Ils étaient des regardeurs du veau d’or. Ils vont devenir des regardeurs d’un « maqom » qui les fait sortir de leur moi idolâtre. C’est ce que la Paracha s’efforce d’élucider par force détails.

3. Commençons par un peu de sémantique. Le titre de la Paracha : Vayakhel renvoie à la décision de Moïse de rassembler le peuple. Il convient de contraster ce terme de Vayakhel (employé dans notre Paracha Ex. XXXV) avec celui de Vayikahel, employé dans la Paracha de la semaine dernière (Ki Tissa, Ex. XXXII). Tout en étant dérivés de la même racine kahal (rassembler) et composés des mêmes lettres (Vav, Yod, Kof, Hé, Lamed), les formes de ces deux mots[2] diffèrent par leurs voyelles respectives, ce qui conduit à des sens tout à fait distincts. Alors que Vayakhel renvoie au rassemblement du peuple, ordonné par Moise, pour la construction d’un espace sacré selon les prescriptions de D., le terme Vayikahel renvoie à l’attroupement du peuple autour d’Aaron pour la construction du veau d’or. La différence entre rassemblement et attroupement est des plus signifiantes. Un rassemblement implique une intention préalable, émanant de celui qui rassemble et partagée par ceux qui s’assemblent, alors qu’un attroupement n’est souvent que le résultat aléatoire d’une réunion de personnes aux intentions les plus diverses, ou encore de personnes non détachées de leur imaginaire fétichiste et de leur moi idolâtre, hérités d’un vécu antérieur. A l’inverse, la construction du tabernacle met en avant des hommes et des femmes, dotés d’un cœur généreux, nous dit le texte (« kol nédib libo« ). L’humain au cœur généreux est celui qui se défait de ses propres liens en adhérant au projet imparti à l’homme par D., celui de reconnaître sa dette envers le créateur, de se comporter en être responsable de la conduite de sa vie et, par là-même, de la marche du monde. Le terme hébraïque Terouma désigne ainsi une offrande par élévation et correspond à un prélèvement volontaire, devenant le témoignage de la confiance mutuelle en un projet commun.

4. La Paracha débute par le rappel de la préséance du repos du Chabbat sur les travaux de construction du Michkan. Pourquoi en est-il ainsi? Le lien entre Chabbat et Michkan apparaît à deux reprises, mais dans un ordre différent. Dans la Paracha de la semaine dernière Ki Tissa (Ex. XXXIV), l’interdiction de travailler le Chabbat apparaît à la conclusion de la Paracha, alors que dans notre Paracha Vayakhel (Ex. XXXV), cette même interdiction constitue le préambule du projet de construction du Michkan. Cela appelle donc un commentaire. Entre le préambule et la conclusion se situe en général ce qu’on appelle le cœur du sujet, ici le Michkan. En tant que lieu sacré par Moise et censé accueillir D. au sein des hébreux, le Michkan se trouve ainsi enserré entre deux signifiants, qui n’en font qu’un en fait, à savoir le Chabbat, temps sanctifié par D. lui-même.
Nos sages en ont tiré un premier enseignement. Partant du fait que la Tora, nous interdit de travailler le jour du Chabbat, sans nous préciser pour autant la nature du travail en question, ils en ont déduit que les travaux interdits le Chabbat sont précisément ceux mis en œuvre lors de la création du Michkan. Ils ont ainsi pu recenser 39 activités de transformation de la matière, donnant lieu à autant de travaux interdits le jour du Chabbat.[3] C’est donc d’abord par la reconnaissance du caractère sacré par D. du Chabbat que le Michkan peut devenir à son tour sacré par et pour les hommes.

Deuxièmement, en tant que maqom où D. réside entre les hommes, le Michkan devient lui-même un lieu où les hommes instaurent entre eux la dimension du sacré. Le Michkan et ses objets seront déclarés saints par Moise car ils sont réalisés avec la même intention de sainteté que celle du Chabbat, ordonnée par D.

5. Tout ceci pose la question du lien entre le temps de la sainteté qu’est le Chabbat et la maison de la sainteté qu’est le Michkan. Ce lien peut être élucidé en revenant d’abord sur le sens de la sainteté du Chabbat. On peut distinguer deux mouvements dans la vie des hommes. Le premier est celui où les hommes se consacrent à leurs propres activités et préoccupations quotidiennes pour satisfaire leurs besoins matériels et leurs ambitions. Ce temps est celui du déploiement autonome des forces musculaires ou/et intellectuelles de l’homme qui transforme le monde selon ses propres intérêts, obéissant en cela à la recommandation de la Genèse :
Remplissez la terre et conquérez-la. Le deuxième mouvement, tout en étant l’inverse du premier, lui est en fait complémentaire : d’une part, il correspond au temps d’arrêt de l’activité courante et, d’autre part, il consacre la complémentarité entre la dimension matérielle de l’existence durant les six jours précédant le Chabbat et une spiritualité restaurée à chaque Chabbat. Le Chabbat traduit donc un mouvement de rupture du temps au travers duquel se concrétise l’instauration d’une responsabilité mutuelle entre des humains conscients d’une dette envers le créateur, mais qui n’échappent pas pour autant aux contingences et nécessités de la vie quotidienne hors du Chabbat. Cette rupture dans le temps hebdomadaire brise en quelque sorte la prépondérance du moi et c’est par elle que s’élabore la sainteté des hommes, celle-ci se définissant à l’image de celle de D. comme il est dit : « Soyez saints ! Car je suis saint, moi l’Eternel votre D. » (Lévitique XIX).

De la même manière, le statut de sainteté du Michkan, lieu construit par des hommes, ne peut être obtenu que si ces derniers sortent de l’état de nature et se dotent de règles et institutions qui assurent une double fonction : d’une part, celle d’affirmer une identité collective du peuple hébreu, et, d’autre part, celle d’instaurer des principes, en témoignage de la dette envers le créateur et de la responsabilité qui s’en suit. En ce double sens, on peut dire que le rassemblement du peuple pour la construction du Michkan constitue l’acte de naissance du peuple hébreu. La construction d’une identité du peuple par la construction du Michkan apparaît ainsi comme étant une réponse possible à la question posée plus haut, à savoir aller vers où pour mettre fin à la servitude? La réponse est : vers un maqom solennel, permettant de rompre avec l’ordinaire, car offrant une identité individuelle et collective pour assurer l’exercice d’une responsabilité partagée.

6. Il reste à préciser comment concrétiser cette trajectoire. Revenons pour cela aux deux fonctions qu’assure simultanément le Michkan. La première, celle de l’identité, se concrétise, entre autres, par l’instauration d’une entité supérieure, représentée en l’occurrence par le Cohen Gadol, doté d’une vertu morale sans défaut, et seul habilité à entrer dans l’arche sainte. Le Cohen Gadol est le garant de l’identité des hébreux en tant que peuple héritier de la Tora. C’est une identité différente de celle d’une nation ou de celle d’un Etat, car elle se fonde sur un pacte entre D. et les hommes. Notre rabbin Rivon Krygier caractérise le rôle du Cohen Gadol, comme étant le partenaire d’une rencontre au sommet. Il nous précise que le tabernacle ne suffit pas en lui-même. Il n’est que le lieu de la rencontre alors que le Cohen Gadol est l’agent par l’intermédiaire de qui a lieu la rencontre au sommet. La deuxième fonction du Michkan renvoie à une dimension de réparation collective des fautes individuelles, réparation qu’on désigne également sous le terme d’expiation. Les hommes étant ce qu’ils sont, ils commettent des fautes et ils ont besoin d’un lieu bien visible pour expier ou réparer leurs fautes. C’est le sens du mot hébreu kappara, qui apparaît dans la Paracha à diverses reprises. Par exemple, le propitiatoire, c’est-à-dire le couvercle de l’arche d’alliance, se dit en hébreu kaporet, mot dont la racine kapar exprime à la fois l’idée de couverture et l’idée de réparation. Cette racine se trouve par ailleurs dans le mot kippour, jour où nous réparons nos fautes.

Les hommes ont besoin d’un rituel et d’un lieu sacrés pour réparer ou expier leurs propres égarements. Cette fonction d’expiation ou de réparation, s’exerce au travers d’une prière prononcée par le Cohen Gadol, et qui est évoquée tous les ans, le jour de Kippour: « ki va-yom ha-zè ye-khapère âlékhèm, le-tahèr ètekhèm mi-kol hat’otékhèm, lifné Adonaï titharou » (Car, en ce jour, il y aura expiation pour vous afin de vous purifier de toutes vos fautes, et vous serez purs devant l’Eternel, Lévitique XVI, 30).

7. Parvenus à ce point, une hypothèse sur le sens profond du Michkan se profile. La réunion en un même lieu des deux fonctions précédentes, à savoir la fonction d’identification collective du peuple hébreu, et la fonction d’expiation des fautes humaines, nous permet de penser que le Michkan offre en fait la trame d’un véritable tissu social. La notion de tissage est fortement présente dans la Paracha, d’abord dans son sens propre, à propos de vêtements, de tentures, de tapis, etc. Mais plusieurs indications nous signalent également l’existence d’un sens figuré de cette notion, celle renvoyant précisément à la trame d’un véritable tissage social. Nous pouvons le vérifier de différentes façons.

8. Une première indication  nous est donnée par Nehama Leibowitz. Dans son adresse au peuple d’Israël, Moise désigne les maîtres d’œuvre Betsalel et Oholiab, en utilisant un même impératif, dans deux passages différents : Vois (Réé dans Exode XXXI) et Voyez (Réou dans Exode XXXV). Quelle signification donner à ces injonctions ? Ces impératifs traduisent en fait un certain émerveillement du peuple. Malgré le long séjour en Egypte consacré à de durs travaux, sans lien aucun avec un travail de conception artistique, le peuple ne peut qu’être émerveillé qu’il se trouve encore en son sein de véritables artistes, orfèvres en tous genres, pour façonner toutes sortes de matériaux, pierres précieuses, etc.
L’émerveillement du peuple est une façon de parler de l’enchantement du monde. Il fait partie intégrante du tissu social, car c’est l’enchantement entre les hommes qui le cimente.
Notons par ailleurs que la collaboration pour la construction du Michkan a été d’autant plus généreuse qu’elle a fini par donner lieu à un excès d’offrandes, dénoncé par les artistes et artisans eux-mêmes, ce qui amène Moise à décréter la fin des offrandes. On ne peut ainsi qu’être émerveillés, à notre tour, par la probité de Moise et de l’ensemble des maitres d’œuvre, puisqu’à aucun moment, ils n’ont cherché à exploiter à des fins personnelles l’excès de ressources collectées. Donc, pas d’abus de bien social dans le Michkan !

9. Une deuxième indication que le Michkan correspond bien à la trame d’un tissu social nous est donnée par le texte même de la Paracha. Outre les qualités d’expertise accordées par D. à Betsalel pour exécuter les objets du Michkan, la Paracha fait également mention de ses qualités d’enseignant : « D. dota le cœur de Betsalel du don de l’enseignement » (Ouléhorot natan belibo). Au-delà de l’expertise, le don d’enseignement s’avère aussi crucial, car la diffusion du savoir-faire importe tout autant que le savoir-faire lui-même. La construction du Michkan nécessite donc non seulement la présence d’hommes ingénieux (Betsalel et Oholiab) mais également d’institutions appropriées pour favoriser cette transmission.

10. Quelles sont ces institutions ? Elles doivent satisfaire deux propriétés : 1/ être garantes de l’identité collective et 2/ servir de guide pour le fonctionnement quotidien d’un groupe d’hommes vivant en collectivité.
La liste des institutions satisfaisant ces propriétés nous est suggérée par le mot hébreu MICHKAN, composé de quatre lettres: Mem, Shin, Kaf et Noun, qui se trouvent être les initiales de quatre types d’institutions. La lettre Mem est l’initiale du mot Melekh, qui renvoie à l’attribut de pouvoir exécutif par un chef ou un roi. La lettre Shin est l’initiale du mot Shofète, qui renvoie au pouvoir législatif des juges. La lettre Kaf est l’initiale du mot Cohen, qui renvoie au pouvoir d’identifier le peuple hébreu, pouvoir dont est dotée la prêtrise. Enfin la lettre Noun est l’initiale du mot Navi qui renvoie au pouvoir d’imagination ou d’interpellation du prophète, via une relation inédite à D. Selon cette herméneutique, l’organisation idéale de la vie collective, dans et autour du Michkan, serait celle qui répond à quatre besoins spécifiques d’une communauté d’hommes soudés autour d’un projet commun: gouverner, juger, unifier, et imaginer. Les deux premiers besoins (gouverner et juger) renvoient à des attributs de pouvoir et les deux suivants (unifier et imaginer) à des attributs de représentation. Les institutions correspondantes donnent au tissu social un caractère que nous qualifierions aujourd’hui d’inclusif, gage d’une confiance mutuelle entre les hommes, elle-même à la base d’une véritable cohésion sociale.
Ces différentes fonctions ne doivent évidemment pas être exercées par les mêmes personnes, car sinon, l’identité collective finirait par se dissoudre face aux compromis que nécessite l’exercice du pouvoir politique. C’est pourquoi, seul le Cohen Gadol possède l’attribut suprême de représentation collective qui conduit à garantir l’unité de la communauté par l’authenticité de son engagement à comprendre, analyser et respecter les paroles de D.
La Paracha nous enseigne ainsi que la construction d’un tissu social permettant aux hébreux de se constituer en tant que peuple, est le résultat d’une histoire où des hommes collaborent directement et généreusement entre eux pour honorer la Tora, signe de la présence de D. en leur sein, et, en même temps, mettent en place des institutions appropriées pour exercer quatre fonctions importantes, à savoir gouverner, juger, unifier et imaginer. C’est là, me semble-t-il, un des sens profonds du Michkan.

11. Passons maintenant à l’ordre des symboles. Comment la solennité de la présence symbolique de D. peut-elle se nicher dans la matérialité des objets du Michkan ? La Paracha regorge de solutions que je vais essayer d’illustrer en reprenant à nouveau l’exemple de l’arche sainte. Comment articuler la réalité matérielle de l’arche sainte (Aharon Hakodesh), objet en bois qui, par définition est un contenant matériel, avec le sens profond dont cet objet est porteur, ce qu’on appellerait son contenu, son signifiant ou encore sa valeur symbolique ? Autrement dit, comment faire pour que l’arche sainte ne soit pas perçue comme une simple boite en bois, ce qu’elle est en réalité, alors qu’elle est destinée à accueillir la présence de D. au sein des hébreux, au travers de la Tora ? C’est une véritable énigme à laquelle le Midrach Tanhouma[4] tente d’apporter une réponse.

Premièrement, ce Midrach nous rappelle que l’arche sainte (Aaron Hakodesh) a pour auteur Betsalel dont le nom, prédestiné, signifie dans l’ombre de D. Autrement dit, l’artiste qui réalisa l’arche d’alliance tire son nom de sa prouesse ! Ce serait d’ailleurs sur la suggestion de Betsalel que la construction de l’arche sainte aurait précédé celle des autres composants du Michkan.
Deuxièmement, le Midrach Tanhouma nous donne quelques indications sur la manière dont cette prouesse a pu être réalisée. Plutôt que de construire une simple boite en bois plaquée d’or, Betsalel, nous dit le Midrach, construisit trois boites, deux en or et une en bois, et il inséra celle en bois entre les deux autres. Ce faisant, il n’était pas question de contester qu’une boite reste une boite (c’est le réel auquel personne n’échappe !). Mais la dimension matérielle de ce réel se trouve sublimée par l’introduction des notions symboliques d’intérieur et d’extérieur ou d’entre-deuxEn distinguant les notions quelque peu abstraites d’intérieur et d’extérieur, la Paracha transfigure le sens propre de l’objet matériel. C’est la signification de la prescription « tu l’envelopperas à l’intérieur et à l’extérieur » (Ex. XXV, 11)[5]. L’arche sainte n’est plus seulement un contenant mais devient de la sorte le symbole de ce qu’elle contient, à savoir la Tora, matérialisant ainsi la présence de D. entre les hommes. Comme c’est souvent le cas, le Midrach tire même de ces notions un enseignement de portée générale : « Ceci nous permet d’apprendre que l’intérieur d’un disciple des sages doit refléter son extérieur, et non l’inverse comme il est communément admis » !

12. Une seconde illustration de la dimension symbolique concerne les vêtements des prêtres ordinaires et ceux du grand prêtre. Les noms de ces vêtements symbolisent des formes d’expiation (kaparot) à l’égard de fautes spécifiques.[6] Selon le Traité Zébahim du Talmud[7], ces différents vêtements renvoient aux fautes dont le peuple demande l’expiation le jour de Kippour. A chaque faute est associée une expiation spécifique symbolisée par le nom d’un habit du Cohen Gadol. Par exemple, la tunique (kétonet) fait expiation des effusions de sang, comme il est dit à propos des frères de Joseph[8] : « ils égorgèrent un chevreau et trempèrent la tunique dans le sang » (Genèse, XXXVII, 31). L’appellation des différents vêtements du grand prêtre symbolise de la sorte les fautes pour lesquelles est exigée une expiation.
De plus, ce sont sous les apparences de ces vêtements que le grand prêtre consultait les ourim et thoumim, sortes d’oracles lumineux qui permettaient d’asseoir le jugement du grand prêtre à partir de ce qu’il percevait dans le pectoral (hochen).[9] C’est pourquoi le pectoral (hochen) a lui-même été qualifié de pectoral de jugement (hochen michpath), au sens où il servait de support au jugement du prêtre.

13. D’autres symboliques peuvent encore être évoquées. Citons par exemple la cérémonie de Kippour où le grand prêtre devait arroser les cornes situées aux quatre angles (coins) de l’arche sainte[10], par le sang d’un animal sacrifié. Comment peut-on comprendre ce rituel et pourquoi le choix des quatre angles? Selon Claude Riveline, on peut y voir une certaine forme de conciliation des rapports, à priori conflictuels, entre culture et naturela culture renvoyant à la spiritualité de l’homme, et la nature renvoyant plutôt à la matérialité de ses conditions de vie. Ces deux dimensions sont en effet symbolisées par deux formes géométriques de base, le cercle et le carré, le cercle étant représentatif de la nature, car on trouve fréquemment cette forme dans la nature (planètes, astres, troncs d’arbres, artères vasculaires, fruits, etc.)[11], tandis que le carré est représentatif de la culture, car c’est une figure créée par l’homme (habitations, temples, etc.)
Lorsqu’on inscrit un cercle dans un carré, il apparait dans le carré quatre coins non circonscrits par le cercle. En arrosant de sang les cornes situées dans ces quatre coins, le grand prêtre réconcilie ces deux ordres apparemment conflictuels, à savoir la culture au sens de la vie de l’esprit et la nature au sens de la vie du corps.

14. Deux mots pour conclure. La majesté du Michkan, la solennité des cérémonies qui s’y déroulaient et le sens symbolique de ce lieu qui abritait la présence divine au sein des hébreux, figurent certainement parmi un des legs les plus importants de l’identité juive et de son histoire, comme l’atteste l’office de Yom Kippour. La question qui se pose est alors la suivante. La destruction du temple, où se trouvait à la fois exprimée l’identité du peuple et expiées les fautes d’Israël, signe-t-elle la disparition de tout cela ? Bien sûr que non, comme nous le rappelle le Mahzor de Kippour (p. 297), en rapportant la réponse de Rabbi Yohanan ben Zaccaï à Rabbi Yehochouâ qui se lamentait de la disparition du temple : « Ne t’afflige pas outre mesure car nous disposons d’un autre moyen d’expiation qui lui est supérieur : la bonté », comme il est dit dans Osée, VI, 6: c’est que je prends plaisir à la bonté et non au sacrifice, je préfère la connaissance de D. aux holocaustes (« ki hésed haphasti vélo zabah, védahat élohim méholot« ).

David Encaoua


[1] La Haggadah de Pessah évoque la sortie de Mitzraim et, comme nous le rappelle un commentaire du rabbin Dalsace, le mot Mitzraim signifie « étroitesses ». La libération consisterait donc à sortir de nos étroitesses, et ce n’est évidemment pas une mince affaire !

[2] Le hiphil pour le premier et le niphal pour le deuxième.

[3]La Michna, dans le 7ème chapitre du traité Chabbat, explicite 39 sortes de travaux interdits : semer, labourer, trier, pétrir, cuire, filer, carder, tanner, écrire, bâtir, allumer, etc. La plupart des sages pensent que cette liste provient des travaux nécessaires à la construction du Michkan. Par exemple, transporter un objet d’un lieu public (le sol) vers un lieu privé (une charrue), activité inévitable dans la construction du Michkan est interdit le Chabbat. A propos du feu, un paradoxe surgit : il est interdit d’allumer un feu le Chabbat, mais néanmoins le feu ne doit pas s’éteindre dans le Michkan. L’explication de ce paradoxe tient au fait qu’il est précisé que le Chabbat, le feu est interdit dans vos demeures. (Lo Tébarahou Ech Bekhol Michkévotékhem Beyom Hachabbat, Ex. XXXV, 3)

[4] Talmud du 6ème siècle du nom du Rab qui l’a écrit.

[5] Extrait du Traité Ménahoth de l’ordre Kodachim (33b) : « R. Hanina a dit : Voyez comme la conduite du Saint, béni soit-il, est différente des comportements humains : selon les coutumes des hommes, le roi réside à l’intérieur et ses serviteurs veillent sur lui de l’extérieur ; le Saint, béni soit-il, en use autrement : Ses serviteurs résident à l’intérieur et il veuille sur eux de l’extérieur« .

[6] Les prêtres ordinaires officiaient avec quatre habits en lin et de couleur blanche, comprenant une tunique (kétonet), un caleçon ou pantalon (miknassim), une tiare (misnéfét) et une ceinture (avnet). A ces quatre habits des Cohanim, s’ajoutent quatre autres habits colorés et de substance autre que le lin, portés uniquement par le grand prêtre : le pectoral (hochen), le tablier (éphod), la robe d’azur (mehil) et le diadème (tsits).

[7] Traité figurant dans l’Ordre Kodachim (5ème traité). Voir Aggadoth du Talmud de Babylone, ‘Ein Yaacov, Collection Les Dix Paroles, Verdier, 1982, p.1257

[8] Vayishatou chehir hizim vayitabélou et kétonet bedam

[9] La consultation se passait selon une scénographie bien précise. Le grand prêtre tournait son visage vers l’arche d’alliance et le demandeur tournait sa face derrière le prêtre et demandait : Dois-je faire ceci ou ne dois-je pas le faire ? Et le prêtre répondait fais le ou ne le fais pas selon ce qu’il voyait sur le pectoral. Celui-ci contenait les noms des patriarches, les noms des douze tribus représentées par des pierres précieuses, et le nom divin, formant au total l’ensemble des lettres de l’alphabet.

[10] Aaron en purifiera les cornes une fois l’année; c’est avec le sang des victimes expiatoires, une seule fois l’année, qu’on le purifiera dans vos générations. Il sera éminemment saint devant l’Éternel. (Exode, XXX)

[11] L’homme a fini par trouver l’usage du rond en inventant la roue !

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