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Toldot 5779

Dracha prononcée par Michèle Tauber le 9 novembre 2018

Toldot (Héb. pour « [histoire des] engendrements ») est la sixième parasha (section hebdomadaire) du cycle annuel juif de lecture de la Torah.

 Elle est constituée de Genèse 25:19–28:9.

 Après une période d’infertilité, Rebecca est enceinte de jumeaux, qui se battent en son sein ; il lui est prophétisé qu’il en sera ainsi durant leur vie, et après leur mort à travers les peuples auxquels ils auront donné naissance. Le premier-né, Esaü est un chasseur et a la préférence de son père parce qu’il le nourrit, tandis que le second, Jacob, est un homme simple qui reste dans les tentes. Un jour qu’Esaü revient de la chasse affamé, il aperçoit Jacob cuisant un plat de lentilles, et les échange contre le droit d’aînesse.

Une nouvelle famine survient, et Isaac doit planter sa tente chez les Philistins. Le pacte avec Dieu est renouvelé et Isaac s’installe à Beer Sheva. Esaü épouse des filles du pays, au déplaisir de ses parents.

Isaac, sentant que sa fin est proche, veut bénir Esaü, mais Jacob, bénéficiant de l’appui de Rebecca, profite de sa cécité pour prendre la place de son frère et recevoir la bénédiction paternelle. Ceci provoque la colère d’Esaü qui projette de tuer Jacob. Celui-ci fuit alors chez Laban, le frère de Rebecca.

Une histoire de « table dressée »

Tromperie et malhonnêteté : c’est dans ce double cadre qu’est souvent présentée la parasha Toldot – à savoir la vente du droit d’aînesse et la bénédiction paternelle. Sauf que l’on oublie l’élément central commun aux deux récits : la manipulation symbolique de la nourriture et de la boisson. Le rôle de la nourriture et de la boisson va bien au-delà de la simple convention, du simple décor de mise en scène. En effet la nourriture est chargée d’un lourd fardeau symbolique.

Examinons tout d’abord comment Jacob manipule cruellement Esaü (chapitre 25, verset 27 et suivants). Le récit commence par la distinction des frères jumeaux dans leur relation à la nourriture. Nous apprenons qu’Esau est un chasseur et Jacob un homme tout simple, ish tam : « Esau devint un homme connaissant la chasse, un homme de la campagne, et Jacob devint un homme tout simple, habitant sous les tentes. Isaac aimait Esau car la venaison était de son goût » Mais que signifie : « habitant sous les tentes », yoshev ohalim ? La réponse ne tarde pas : de façon tout à fait inhabituelle, Jacob prépare une soupe de légumes : va-yazed Ya’aqov nazid, il cuisine sous la tente. C’est là le genre de préparation culinaire que l’on s’attendrait à voir préparée par une femme dans une société antique (les hommes font le barbecue à l’extérieur et les femmes sont à la cuisine). En d’autres termes, Esau fournit une nourriture d’hommes, et Jacob, une nourriture habituellement préparée par les femmes. C’est pourquoi Isaac aime Esau tandis que Rébecca préfère Jacob.

De retour des champs, Esaü, épuisé après la chasse, trouve ce plat roboratif préparé par Jacob. Contre une portion de ce mets, il est prêt à vendre sur-le-champ son droit d’aînesse. Ayant obtenu ce qu’il voulait, Jacob offre à son frère plus que celui-ci ne lui demande : il ajoute du pain et de l’eau. Esau manifestement se régale et mange de bon appétit, et bien que le texte ne dise rien à ce sujet, nous pouvons être certains que Jacob le regarde manger avec beaucoup de satisfaction.

Peut-on tirer alors une signification au fait que Jacob offre davantage que ce que son frère lui a demandé, et qu’Esaü accepte le surplus ?

Un accord d’échange, en l’occurrence un plat de lentilles contre un droit d’aînesse, crée une relation définie, puisque les détails en ont été négociés à l’avance. Mais dès lors qu’il s’agit en plus d’un présent, d’un cadeau, l’acceptation de celui-ci crée des obligations sous-jacentes et place celui qui l’accepte dans une position d’obligé vis-à-vis de celui qui offre. Ainsi on accepte rarement un cadeau d’une personne inconnue. Et inversement on insistera pour offrir un cadeau en échange afin de rester dans une position d’égalité avec la personne qui offre. Dans le cas d’Esaü, celui-ci accepte le pain et l’eau en surplus mais n’offre rien en échange. Il signe là son statut d’infériorité : il devient celui qui dépend des autres, objet de leur volonté. Jacob en revanche est celui qui pourvoie en abondance et devient le maître de son destin.

Le second récit est certes bien différent, mais il rejoint le premier dans sa thématique centrale de la nourriture et de la boisson. Dans cet épisode, (chapitre 27) Isaac, dont « les yeux devinrent ternes au point de ne plus voir » va-tikh’heyna eynav me-re’ot (v. 1) demande à Esaü de lui préparer « des mets comme je les aime » mat’amim ka-asher ahavti (v. 4) : c’est-à-dire du gibier. L’ordre est précis : « « apporte-les moi pour que j’en mange, afin que mon âme te bénisse avant que je meure » (v .4). Cette précision est répétée entièrement pas moins de cinq fois : Isaac ne prononcera la bénédiction que sur celui qui lui apportera la nourriture.

Et lorsque Jacob – déguisé en Esaü – apporte la nourriture à son père, il lui donne de nouveau davantage que ce que celui-ci a demandé de façon explicite, à savoir mat’amim ka-asher ahavti, « des mets comme je les aime », produits de la chasse qu’Esaü aura rapportée des champs. En effet Rébecca a donné aussi à Jacob du pain pour son père : « Elle mit ensuite dans la main de Jacob , son fils, les mets et le pain qu’elle avait préparés. » (v. 17). Et Jacob offre également du vin à son père (v. 25). Bien sûr Isaac mange tout : à la fois l’objet de sa requête et ce qu’il n’a pas demandé. Ce faisant il doit sa bénédiction à Jacob et s’exécute immédiatement. (v. 27-29). On remarquera que la bénédiction inclut également la nourriture : il ne s’agit pas seulement de la promesse de la rosée des cieux et des graisses de la terre, mi-tal ha-shamayim ou-mi-shmaney ha-arets, (v. 28), mais aussi « d’abondance de froment et de moût », ve-rov dagan ve-tirosh. Ainsi la générosité de Jacob est largement récompensée. En revanche, Esaü apporte à son père uniquement ce que celui-ci lui a demandé et la bénédiction que son père lui accorde ne fait mention ni de blé ni de vin. En d’autres termes, celui qui offre une nourriture abondante recevra en retour une nourriture tout aussi abondante, en signe de bénédiction. Et inversement.

Ce dernier point, le lien entre la nourriture et la bénédiction, apparaît précédemment dans notre parasha qui décidément se focalise sur les échanges de nourriture et de boisson. Au début du chapitre 26, nous apprenons qu’une grande famine s’est déclarée dans le pays et qu’Isaac tente de descendre en Egypte afin de l’éviter. Mais Dieu lui apparaît et lui intime l’ordre de « séjourner en ce pays », lui promettant de le bénir lui et sa descendance sur cette même terre. Mais comment Isaac a-t-il réussi à survivre à cette famine ? La réponse se trouve au verset 12 : « Isaac ensemença cette terre et, en cette année-là, il trouva le centuple. Dieu le bénit. » Va-yizra’ Yitshaq ba-arets ha-hi va-yimtsa ba-shana ha-hi me’a she’arim va-yevarakhehou Adonaï. La bénédiction se concrétise sous forme d’une production en abondance, cette production qui, une fois sur la table, assure la longévité.

Pourquoi donc la nourriture est-elle le motif central de ces deux récits ? Il se pourrait bien que la nourriture ait une signification religieuse plus importante que nous le pensons. Certes nous savons tous que dans le judaïsme, tout ce qui touche à la nourriture relève d’un cadre extrêmement élaboré, où régulations et restrictions sont légion. Ce cadre est l’un des pivots essentiels de l’identité juive. Mais affirmer que la nourriture a une signification religieuse va plus loin. En voici une illustration : pour le cuisinier ou la cuisinière de la famille, le shabbat ne commence pas vendredi soir mais vendredi matin : il ou elle va au marché et se met au travail, un travail qui demande souvent plusieurs heures de préparation. Ceci n’a évidemment rien à voir avec un fardeau, ou une tâche imposée : c’est une bénédiction. Sans ces préparations préalables, le cuisinier/la cuisinière sent que quelque chose lui manque, qu’il a été spolié d’une partie de son shabbat. Le soir, à table, il ressent un immense plaisir à voir les convives à table déguster ce qu’il ou elle a préparé. C’est à ce moment-là seulement que le shabbat revêt sa complétude, shelemut.

Le judaïsme n’est pas uniquement une religion de rituel formel et d’étude de la Torah. Il est, et a toujours été, une religion de la nourriture, un mode de vie dans lequel les maîtres de la cuisine, généralement les femmes, ont toujours été de véritables virtuoses, soutenant tout ensemble le corps et l’âme, ce que le judaïsme n’a jamais cessé de prôner.

La nourriture y joue donc un rôle primordial et n’allez surtout pas imaginer que la table dressée aurait moins d’importance que celle du Shulhan arukh.

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