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Sept cents doutes

Un commentaire de la paracha Pinhas 5785

Comment élargir la Torah

Je voudrais commencer ce soir en nous situant dans le calendrier juif. C’est déroutant (comme beaucoup de choses dans le judaïsme !) parce que les mêmes dates font référence à plusieurs choses à la fois, ce qui rend parfois difficile de s’y retrouver dans la chronologie.

Dimanche dernier, c’était le jeûne du 17 Tamouz, et dans deux semaines, nous observerons le jeûne du 9 Av. Chacun d’entre eux représente au moins 5 tragédies qui se sont abattues sur le peuple juif à différents moments de l’histoire. Mais je veux ignorer pour l’instant les événements liés à la destruction du Temple, et me concentrer sur une autre partie de la tradition : le 17 Tamouz. Moïse descend du Sinaï, voit le peuple adorer le Veau d’or, et brise les tables de la Torah qu’il vient de recevoir. Que se passe-t-il ensuite ? Il y a deux séries de 40 jours (cf. Rachi sur Exode 33:11) : pendant 40 jours, il implore le pardon pour le peuple d’Israël, qui lui est finalement accordé le premier jour d’Eloul. Ensuite, il retourne au Sinaï et reçoit durant quarante jours une seconde version des tables de la Torah, qu’il fait descendre et révèle au peuple le 10 de Tichri, le jour de Yom Kippour. Il s’avère que la période d’Eloul et de Tichri n’est pas, à l’origine, une période de repentir et de pardon : le pardon leur a déjà été accordé. C’est plutôt une période d’intimité et de réconciliation. En revanche, la période dans laquelle nous nous trouvons actuellement, les quarante jours qui suivent le 17 Tamouz, est une période de rupture et d’incertitude quant à l’avenir.

Je veux maintenant passer à la paracha, même si je reviendrai sur cette chronologie de la perte et de la récupération de la Torah dans un instant. La paracha de cette semaine contient l’histoire des cinq filles de Tselof’had qui revendiquent leur droit à l’héritage. Il est difficile de dire que ce qu’elles accomplissent est une révolution féministe, le changement de la loi reste inégal, et même après leur intervention, ce n’est que s’il n’y a pas de fils pour hériter du père que les filles peuvent prétendre à l’héritage. Mais d’une certaine manière, c’est plus profondément révolutionnaire que nous le pensons. Rachi apporte la réponse de Dieu à la revendication des cinq filles :

כן בנות צלפחד דברת. כְּתַרְגּוּמוֹ, “יָאוּת” — כָּךְ כְּתוּבָה פָרָשָׁה זוֹ לְפָנַי בַּמָּרוֹם, מַגִּיד שֶׁרָאֲתָה עֵינָן מַה שֶּׁלֹּא רָאֲתָה עֵינוֹ שֶׁל מֹשֶׁה

« Correctement parlent les filles de Tora » – car c’est ainsi que la Tora est écrite devant Moi dans les cieux. Nous comprenons que leurs yeux ont vu ce qui était dissimulé devant les yeux de Moïse. (Rachi sur Nombres 27:7)

C’est pourquoi je considère leur histoire comme révolutionnaire. La Torah transmise par Moïse était incorrecte et présentait des lacunes, et elle a été corrigée par ces femmes afin de se rapprocher de cette mystérieuse Torah de Dieu ! Cela bouscule un peu notre idée de la Torah comme étant un texte figé : il est plus juste, peut-être, de la voir comme des reflets multiples d’une vérité supérieure et insaisissable qui ne pourra jamais être parfaitement exprimée dans notre monde, mais vers laquelle nous nous efforçons toujours de tendre.

Immédiatement après, Moïse demande un successeur. Le saut soudain est frappant, et la juxtaposition semble dire que la question de l’héritage avait sans doute éveillé en lui une réflexion. Il n’avait pas de terre à donner, mais la question de savoir qui dirigerait le peuple après sa mort commençait à le troubler. Notre tradition a deux façons de laisser une trace dans ce monde après notre mort : par l’intermédiaire des enfants, et par l’intermédiaire des personnes touchées par notre enseignement. Alors que les candidats les plus évidents auraient pu être ses propres fils, Gershom et Éliézer, c’est finalement le disciple de Moïse, Josué, qui est choisi pour poursuivre son chemin. [Il y a aussi une continuation partielle à travers ses enfants biologiques. Un midrach rapporte que Rabbi Eliezer ben Hyrcanus descendait de Moshé (Bamidbar Rabba 19), tandis que son petit-fils Jonathan est cité dans le Talmud (Bava Batra 110a) comme enseignant la valeur du travail au détriment de la Torah. ]

Mais je m’avance un peu ! Le choix du successeur est fait par Dieu. Moshé s’adresse à Dieu en l’appelant par un nom inhabituel יְ-הֹוָ֔ה אֱלֹהֵ֥י הָרוּחֹ֖ת לְכׇל-בָּשָׂ֑ר « Adonaï, le Dieu des esprits de toute chair » (Nombres 27 :16 ), et Dieu répond en demandant à Moshé de poser sa (ses) main(s) sur Josué, אִ֖ישׁ אֲשֶׁר-ר֣וּחַ בּ֑וֹ, « un homme en qui se trouve l’esprit ». Ce parallèle entre le langage utilisé pour chacun d’eux est frappant, comme pour souligner une certaine qualité divine qu’ils partagent. Le midrach (Sifrei Bamidbar 140) précise que cette qualité correspond à son intelligence sociale et à sa flexibilité –« איש אשר רוח בו – שיכול להלוך כנגד רוחות של כל אחד ואחד », il est quelqu’un capable de comprendre et de « s’adapter à l’esprit de chacun ». De la même manière que « le Dieu des esprits de toute chair » est capable d’être accessible et significatif pour chaque personne, quel que soit son milieu ou son statut social, un dirigeant du peuple d’Israël doit être capable d’être accessible et intelligible par chaque individu.

Nous pensons parfois que les dirigeants politiques qui changent d’avis et d’opinions sont faibles, et s’ils parlent différemment dans les contextes locaux et internationaux, alors ce sont des menteurs. Et c’est vrai, il est essentiel qu’un dirigeant fasse preuve d’intégrité. Pour moi, la façon dont je comprends cette description de Josué, c’est le besoin d’humilité. C’est similaire à la façon dont Moshé, lorsqu’on lui a posé une question qui contredisait la Torah qu’il avait enseignée, n’a pas rejeté les femmes mais a compris que sa Torah était encore incomplète et devait être mise à jour. De même, le leader qui lui succéderait devait être assez fort pour pouvoir écouter le peuple, admettre ses lacunes et être ouvert au changement.

Il semble que cela ait été un long processus d’apprentissage tout au long de la vie de Josué. Je n’ai pas le temps de faire une étude approfondie ici, mais il y a une façon de le voir comme passant d’un leader très dur, fort et têtu à quelqu’un de plus humble et ouvert. Un exemple de cette évolution est donné dans le Talmud :

אָמַר רַב יְהוּדָה, אָמַר רַב: בְּשָׁעָה שֶׁנִּפְטַר מֹשֶׁה רַבֵּינוּ לְגַן עֵדֶן, אָמַר לוֹ לִיהוֹשֻׁעַ: שְׁאַל מִמֶּנִּי כָּל סְפֵיקוֹת שֶׁיֵּשׁ לָךְ. אָמַר לוֹ: רַבִּי, כְּלוּם הִנַּחְתִּיךָ שָׁעָה אַחַת וְהָלַכְתִּי לְמָקוֹם אַחֵר? לֹא כָּךְ כָּתַבְתָּ בִּי ״וּמְשָׁרְתוֹ יְהוֹשֻׁעַ בִּן נוּן נַעַר לֹא יָמִישׁ מִתּוֹךְ הָאֹהֶל״? מִיָּד תָּשַׁשׁ כֹּחוֹ שֶׁל יְהוֹשֻׁעַ, וְנִשְׁתַּכְּחוּ מִמֶּנּוּ שְׁלֹשׁ מֵאוֹת הֲלָכוֹת, וְנוֹלְדוּ לוֹ שְׁבַע מֵאוֹת סְפֵיקוֹת, וְעָמְדוּ כׇּל יִשְׂרָאֵל לְהׇרְגוֹ. אָמַר לוֹ הַקָּדוֹשׁ בָּרוּךְ הוּא: לוֹמַר לָךְ אִי אֶפְשָׁר, לֵךְ וְטוֹרְדֵן בְּמִלְחָמָה

Rav Yehouda dit que Rav dit : Juste avant le moment où Moïse, notre maître, a quitté ce monde et s’est rendu dans le jardin d’Eden, il a dit à Josué : Pose-moi des questions sur les doutes que tu as, afin que je puisse les éclaircir pour toi. Josué lui répondit : Mon maître, est-ce que je t’ai jamais quitté même pour un seul instant pour aller dans un autre endroit ? Si j’avais eu le moindre cas d’incertitude, je te l’aurais demandé plus tôt. Immédiatement après avoir dit cela, la force de Josué faiblit, et trois cents halakhot furent oubliées par lui, et sept cents doutes émergèrent devant lui, et le peuple juif tout entier se leva pour le tuer, car il était incapable de leur enseigner les halakhot oubliées. Le Saint, béni soit-il, dit à Josué : Il est impossible de te révéler ces halakhot, [car la Tora n’est pas au Ciel]. Mais pour te sauver du peuple juif qui veut te tuer, va les épuiser à la guerre, afin qu’ils te laissent en paix. (Temura 16a)

Je lis cette histoire comme une tragédie, mais aussi comme une étape importante dans le cheminement spirituel de Josué. Il commence par croire que son rôle se limite à mémoriser ce que son maître lui a dit et à l’appliquer à la réalité. Cette approche rigide et bornée entraîne une violence interne au sein du peuple, qui se traduit ensuite par une violence externe et des guerres inutiles. Ce n’est que plus tard, à travers le processus d’application de la Torah à de nouvelles situations, que Josué comprend que son rôle est de répondre au monde plutôt que de le contrôler, et que la Torah est capable de grandir. En ces temps de calendrier, entre le bris des tables de la loi et leur reconstruction, c’est à cet esprit-là que nous devons nous attacher.

Chabbat chalom !

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