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Que le jugement brise la montagne !

Pouvons-nous choisir entre la victoire et la paix ? Un commentaire de la paracha Michpatim 5784

Par le rabbin Josh Weiner

Il y a une belle coïncidence ce chabbat entre la lecture hebdomadaire de Michpatim, qui parle du système judiciaire, et la date de Roch Hodech Adar qui commence ce soir. Le Talmud dit que lorsque Adar commence, nous augmentons notre bonheur – en théorie, cela s’applique aussi bien au premier qu’au deuxième Adar. Mais le Talmud poursuit en donnant un exemple très précis de la manière dont on augmente le bonheur. Je cite :

מִשֶּׁנִּכְנַס אָב מְמַעֲטִין בְּשִׂמְחָה וְכוּ׳. אָמַר רַב יְהוּדָה בְּרֵיהּ דְּרַב שְׁמוּאֵל בַּר שִׁילַת מִשְּׁמֵיהּ דְּרַב : כְּשֵׁם שֶׁמִּשֶּׁנִּכְנַס אָב מְמַעֲטִין בְּשִׂמְחָה – כָּךְ מִשֶּׁנִּכְנַס אֲדָר מַרְבִּין בְּשִׂמְחָה. אָמַר רַב פָּפָּא : הִלְכָּךְ בַּר יִשְׂרָאֵל דְּאִית לֵיהּ דִּינָא בַּהֲדֵי נׇכְרִי, לִישְׁתְּמִיט מִינֵּיהּ בְּאָב – דְּרִיעַ מַזָּלֵיהּ, וְלַימְצֵי נַפְשֵׁיהּ בַּאֲדָר – דְּבָרִיא מַזָּלֵיהּ

Rav Yehuda, fils de Rav Shmuel bar Sheilat, a dit au nom de Rav : De même qu’au début du mois d’Av on diminue la joie, de même au début du mois d’Adar on augmente la joie. Rav Pappa a dit : Par conséquent, dans le cas d’un Juif qui est dans une bataille juridique avec un non-juif, qu’il l’évite au mois d’Av, lorsque la chance des Juifs est mauvaise, et qu’il se rende disponible en Adar, lorsque sa chance est bonne. [Taanit 29a-b]

Je ne suis pas surpris par la description de l’attitude négative à l’égard des non-Juifs dans ce texte, qui, je pense, était juste et réciproque dans la Babylone du IVe siècle. Mais l’hypothèse la plus surprenante ici est que gagner ou perdre un procès au tribunal dépend de la chance plutôt que de la personne qui mérite la justice. Par conséquent, aller au tribunal en Adar est un plan rationnel, car c’est un mois où la chance domine.

Cette attitude à l’égard de la loi et des tribunaux correspond à l’histoire de Pourim – là, tout le monde suit la loi, mais la loi elle-même est ridicule et aléatoire. Ahachveroch invente des lois – tout le monde doit s’incliner devant Haman, les Juifs peuvent être tués à telle date – mais lorsqu’il découvre qu’Esther est elle-même juive, il se dit : “Que puis-je faire ? Selon la loi, les Juifs peuvent être tués”. Il adopte donc une autre loi selon laquelle les Juifs peuvent se défendre, et le livre se termine par une dernière loi selon laquelle tout le monde doit payer un nouvel impôt au roi. Il n’est pas surprenant que cette attitude à l’égard du système judiciaire soit associée au mois d’Adar. 

En comparaison, notre paracha présente un idéal de justice propre, simple et absolu. “Si un homme en frappe un autre et le tue, il sera mis à mort.” “Si quelqu’un fait du mal à un autre, il paiera pour le dommage et pour la guérison.” “Si quelqu’un creuse une fosse, il est responsable des dégâts qu’elle cause.” Tout le système de la loi civile juive est basé sur les versets de cette paracha. Et que fait-on si l’on se demande qui est responsable ou quel est le montant des dommages à payer ? Les deux parties doivent se présenter devant Elohim

Il existe un moyen facile de vérifier si une traduction de la Bible est juive ou non : généralement (sauf quelques rares exceptions), une traduction chrétienne ou académique traduira ‘Elohim‘ ici et partout ailleurs par ‘Dieu’. Les traductions juives (sauf quelques rares exceptions) le traduiront exceptionnellement ici par “juges”. Les deux parties doivent se tenir devant Elohim, c’est-à-dire les rabbins. Les juges et les rabbins ont le pouvoir absolu d’interprétation, de décision et d’exécution : dans ces situations, ils deviennent les manifestations de Dieu. Le mot Elohim est écrit trois fois dans cette paracha dans un tel contexte, et cela devient la source pour avoir trois juges dans un tribunal juif pour les affaires civiles. Ce n’est pas tellement le cas dans la communauté Massorti ou en France, mais dans de nombreuses communautés juives aujourd’hui, les gens préfèrent porter leurs litiges devant le Beit Din plutôt que devant les tribunaux civils. 

Avec toute cette vénération pour la vérité et la justice, il est intéressant de considérer une injustice à laquelle les tribunaux se livrent parfois : la paix. En théorie, la paix est le contraire de la justice. Dans la justice, la personne responsable du dommage causé à autrui est punie proportionnellement à la faute qu’elle a commise. Dans la paix, les deux parties s’engagent à vivre ensemble malgré les torts qui ont pu être commis par l’une d’entre elles ou par les deux dans le passé. Lequel de ces modèles, la justice ou la paix, est recommandé par la Torah ? Notre tradition reconnaît ces deux possibilités, ainsi que leur incompatibilité. Les deux positions sont souvent personnifiées par Moïse et son frère Aaron. 

וכן משה היה אומר יקוב הדין את ההר אבל אהרן אוהב שלום ורודף שלום ומשים שלום בין אדם לחבירו שנאמר (מלאכי ב, ו) תורת אמת היתה בפיהו ועולה לא נמצא בשפתיו בשלום ובמישור הלך אתי ורבים השיב מעון

Moïse disait : Que le jugement brise la montagne ! Mais Aaron, lui, était amoureux de la paix et recherchait la paix, et il appliquait la paix entre une personne et l’autre…. [Sanhedrin 6b]

Le Talmud présente un grand débat entre ces deux positions. Il y a trois opinions. Un groupe de rabbins affirme qu’il est interdit de compromettre au tribunal et que quiconque suggère un compromis est un pécheur et un blasphémateur. La justice exige la totalité. En revanche, un autre groupe de rabbins dit que le compromis est permis, tandis qu’un troisième groupe dit que c’est une mitsva, une grande réussite de parvenir à un compromis entre les deux parties, plutôt que de juger l’affaire au tribunal et de déclarer l’une des parties coupable. Dans le Talmud, toutes ces opinions sont exposées l’une après l’autre, sans qu’aucune décision ne soit prise, car il y a là un paradoxe fondamental. Comment décider entre la justice et le compromis ? [Si on décide lequel est le plus correct, on applique le principe de justice. Si on ne choisit pas, et qu’on dit que chacun a ses mérites et ses inconvénients et qu’il y a un temps pour chacun, on a déjà choisi par nature le compromis].

Pour ne donner qu’un exemple de ce paradoxe, qui préoccupe beaucoup d’entre nous en ce moment : les dirigeants israéliens doivent décider entre se battre pour une victoire absolue sur le Hamas, ce qui est à la fois juste et probablement impossible, et s’orienter vers un accord de paix politique avec les représentants du Hamas, ce qui est injuste et probablement aussi impossible. Malgré toutes mes critiques à l’égard des hommes politiques israéliens, je n’envie pas les décisions impossibles qu’ils sont obligés de prendre. Néanmoins, ils doivent prendre une décision claire. À un niveau plus modeste, dans de nombreux cas de notre vie, nous devons décider entre un compromis imparfait, qui comprend l’acceptation ou l’ignorance des torts commis à notre égard, et une bataille juridique qui pourrait être plus coûteuse ou plus épuisante que le problème en question, mais qui au moins déclarerait un gagnant et un perdant. 

Comme je l’ai dit, le Talmud ne choisit pas entre les différentes attitudes de compromis et de justice, mais les ouvrages plus tardifs le font. Maïmonide et le Choulhan Aroukh choisissent tous deux l’approche et la règle maximalistes :

מצוה לומר לבעלי דינים בתחלה הדין אתם רוצים או הפשרה אם רצו בפשרה עושים ביניהם פשרה וכשם שמוזהר שלא להטות הדין כך מוזהר שלא יטה הפשרה לאחד יותר מחבירו וכל ב”ד שעושה פשרה תמיד הרי זה משובח

Dès le début, c’est une mitsva de demander aux parties au litige : “Désirez-vous un jugement ou un compromis ?” S’ils désirent un compromis, un compromis est négocié… Tout tribunal qui négocie fréquemment un compromis est digne d’éloges. [SA HM 12:2; Yad Sanhedrin 22:4]

Néanmoins, il reste un sentiment d’injustice ici. Encore une fois, hamichpat le’Elohim hou, la justice appartient à Dieu, et chaque compromis humain, même avec les meilleures intentions, est éloigné de la justice que nous méritons. La paix est chaotique et difficile, et c’est pourquoi elle n’est pas évidente : là encore, nous nous en remettons à Dieu, et nous terminons nos prières avec l’espoir que nous pourrons apprendre à surmonter le paradoxe et à unir la paix et la justice :

עושה שלום במרומיו הוא יעשה שלום עלינו ועל כל ישראל ועל כל יושבי תבל ואמרו אמן

Celui qui fait la paix dans les cieux, qu’il nous apporte la paix, à tout Israël et au monde entier, et disons Amen.

Amen.

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