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Oraison de Bernard Orès

Texte prononcé par le rabbin Rivon Krygier pour les obsèque de Monsieur Bernard Orès le 19 octobre 2022

DOV ben HAÏM AARON ve-TAUBA, zikherono li-verakha

Dov ben Haïm Aaron ve-Tauba, zikherono li-verakha

18 Novembre 1922 à Przemysl en Galicie – 16 octobre 2022, Paris

Je revois Bernard, encore tout récemment, entrer dans la synagogue, aux bras de Stéphane. Du haut de sa centième année (on allait célébrer ses 100 ans dans un mois, mais c’est bien sa 100e année qu’il a parcourue quasiment en entier), il marche d’un pas royal, altier et mesuré.

Lui, le rescapé du ghetto avait la noblesse et les vêtements d’un prince. Des fidèles se pressent pour écarter tout obstacle sur son passage jusqu’à ce qu’il siège au premier rang à sa place habituelle. Il scrute de son regard, sourit et embrasse avec ses yeux. Son regard pétillant d’une humanité saisissante impose à tous ceux qui le croisent un mélange de respect et de tendresse.

Il n’est pas seulement le doyen, le membre éminent de la communauté, il est notre mémoire, notre émotion, notre identité. Il est le patriarche, une légende vivante. Il est Abraham, Isaac et Jacob, Moïse et Salomon, celui du Cantique des cantiques, comme celui de l’Ecclésiaste, puis il a traversé toute l’histoire de notre peuple jusque dans les flammes du ghetto de Przemysl en Pologne, et dans les affres du camp de Mauthausen où il est déporté après avoir été extirpé de sa cachette où il survivait comme une taupe.

Plusieurs fois, il voit la mort les yeux dans les yeux. Il y a deux récits qu’il nous répétait inlassablement comme deux moments ayant marqué au fer rouge toute sa vie. Bernard, avec d’autres détenus, est jeté dans un véhicule le conduisant au peloton d’exécution. Sur la route, il est menotté au bras d’un officier nazi. Un lien improbable, cynique, se tisse entre le bourreau et la victime. Le bras de Bernard se lève avec le bras du nazi, chaque fois que celui-ci aspire une bouffée de fumée de sa cigarette. Je ne sais plus comment la conversation s’amorce mais Bernard ose demander au nazi ce qu’il va faire et dire lorsque la guerre sera finie (la fin de la guerre approchait). On devine que Bernard essayait encore de le faire réfléchir, de le faire fléchir. Le nazi lui répond qu’il n’avait personnellement rien à craindre car, disait-il, tout le monde s’en fiche des juifs… Alors qu’il est sur le point d’être fusillé, il est sauvé in extremis car on découvre sur lui un journal avec des informations pouvant être utiles qui mériteraient probablement des éclaircissements…

Second récit : À Mauthausen, dans le camp des travaux forcés jusqu’à la mort, un homme à bout de forces, demande à Bernard et à un autre détenu, de l’accompagner pour réciter, avec lui, son propre Kaddich, qu’il veut entendre avant de se pendre.

C’est tout le paradoxe, le drame et le mystère du destin juif. Celui de Bernard. La question métaphysique du scandale de la Shoah, scandale pour reprendre les termes de Kant, « que paraît amener dans le monde la disconvenance entre l’impunité des coupables et leurs crimes », et la question du silence de Dieu, vont obséder et nourrir la réflexion de Bernard jusque dans les dernières conférences qu’il donnait à Adath Shalom.

Et finalement sa réponse s’imposait comme une évidence : « Je suis là (à la syna) parce que je suis juif, et je suis juif parce que je suis là. » Quelle puissante réponse ! Non pas une explication métaphysique mal embouchée, voire scabreuse, mais la force persuasive du fait juif, de sa résilience et de son éclat. Bernard en était l’incarnation, la preuve irréfutable.

Quand Bernard récitait la prière du Emet (« loyauté ») à la synagogue, ou celle de l’Etat d’Israël, avec sa kavana, son intention si sincère, authentique et bouleversante, c’est le son du chofar que nous entendions. Bernard a perdu un poumon en raison de la guerre. Mais son souffle, jusqu’au dernier, a persisté comme le son du chofar. Le verset (Dt 19,19) dit à propos de la révélation de la Torah, qu’elle fut donnée « à haute voix, du milieu du feu, des nuées et de l’obscurité, « ve-lo yassaf » sans rien y rajouter mais que le Targum interprète comme « sans que cette puissante voix jamais ne s’éteigne. »

Je le disais « Moïse ». Les versets que nous venons de lire hier, à Simhat Tora, relatent les derniers jours de Moïse, la fin de la Torah. Le verset dit : « sa vision ne s’était point affaiblie et sa vigueur n’était point passée : לֹא כָהֲתָה עֵינוֹ וְלֹא נָס לֵחֹה. » Ainsi fut Bernard, presque jusqu’aux derniers jours. Bernard est parti au jour de Hochana Rabba, au somment de la joie de la fête de Souccot, juste avant Simhat Tora. La nuit de Hochana rabba est vouée à l’étude. C’est un des moments les plus sacrés de l’année (« kippour katan »), avant d’entrer dans le repos de la fête de Chemini âtsèrèt, la clôture. Il est allé jusqu’au bout du pèlerinage !

Irène a été inhumé le 15 octobre 2020, presque jour pour jour, 2 ans avant Bernard. Lui, la veille, elle au lendemain de Simhat Torah. Quelle sacrée synchronisation ! Je vous relis quelques lignes de mon oraison faite alors à Irène :

« Quand on entend le nom de Irène Orès avec les consonances hébraïques et françaises on entend : la reine. Et il n’est pas de reine sans roi, ni de roi sans reine. Irène et Bernard : c’est d’abord un binôme, un tandem. On les voit tous les deux, Bernard et Irène, au premier rang à Adath Shalom, places spontanément attitrées, comme deux trônes. Ils sont notre mémoire incarnée, notre fierté, notre combativité, notre pied-de-nez à la vieillesse et aux découragements : ils sont notre jeunesse sublimée. Ils sont d’un autre âge mais n’ont pas d’âge, si marqués et, pourtant, n’ont pas pris une ride. Inséparables : ils forment une équipe, une troupe de choc : Elle est sa belle, son label… »

Je reviens et termine sur l’entrée imposante de Bernard dans la synagogue. Arrivé près de moi, il me lance un baiser de la main, et me dit :

« Je suis très content de te voir ! Et tu sais pourquoi ? !

– Non, dis-je innocemment, alors que Bernard m’a cent fois posé cette même question.

Il me fait alors la même réponse que voici :

« Je suis content non seulement parce que je te vois mais parce que tu me vois, et qu’en te voyant me regarder, je sais que je suis toujours vivant ! »

Bernard, tu es parti, mais tu es toujours vivant. Selon un enseignement bien connu, aux disciples à qui ont reprochaient une fidélité toujours vivace à leur maître décédé, ceux-ci répondaient :

« Il vaut mieux avoir un maître mort, toujours vivant qu’un maître vivant, toujours mort ! » Od Avinou haï. Am Israël haï. Tehe nichematekha tseroura bi-tseror ha-haÿim ; puisse ton âme, cher Bernard, cher Dov ben Haïm Aaron ve-Tauba, être insérée dans le faisceau des vivants, sous les ailes de la Chekhina auprès de tous les tiens sauvagement assassinés durant la Shoah, auprès d’Irène, et être toujours présent dans nos cœurs, celui de tes enfants, petits-enfants et arrière-petits enfants, ainsi que de tous ceux qui te sont chers.

Rivon Krygier

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