Synagogue Massorti Paris XVe

Don

Adhésion

_les-glaneuses-ruth-chavouot-fetesjuives

Le livre de Ruth

Par Ruth Scheps, dracha de Chavouot 5784

À la mémoire de ma sœur, Dorith Ofri-Scheps z.l. née le deuxième jour de Chavouôt

En ce deuxième jour de Chavouôt, nous lisons traditionnellement le livre de Ruth (meguilat Ruth), une histoire qui a fait l’objet de commentaires d’une extrême diversité, au sein du judaïsme comme en dehors de lui, et cela jusqu’à nos jours. 

Dans la sphère religieuse, le christianisme a fait de Ruth l’ancêtre de Jésus à travers Joseph, lui-même descendant du roi David ; et l’islam qualifie Ruth de « mère porteuse » dans la mesure où elle a donné à sa belle-mère Noémie (Naomi) le fils que celle-ci ne pourrait plus avoir. 

Parmi les lectures poétiques du livre de Ruth, il faut citer l’incontournable poème de Victor Hugo « Booz endormi », qui privilégie l’histoire de la rencontre supposée amoureuse entre Ruth et Boaz ; et concernant l’amour inconditionnel et tout spirituel de Ruth envers Noémie et le Dieu d’Israël, on évoquera plutôt la chanson de Leonard Cohen Ballad of the Absent Mare (« Ballade de la jument perdue ») qui se termine sur la déclaration d’amour du cow-boy à sa jument retrouvée, déclaration calquée sur celle de Ruth à sa belle-mère : « Whither thou goest I will go » (« où tu iras j’irai »).

D’autres lectures sont plutôt anthropologiques : certaines voient dans ce livre une conception ouverte du peuple et de la religion, et insistent sur l’intégration des étrangers ; d’autres, carrément féministes, font de Ruth une femme soumise, qui ne peut s’accomplir pleinement en dehors du mariage (ce qui est méconnaître, à la fois le contexte patriarcal de l’époque, et le rôle moteur des femmes à travers tout le récit).

Les commentaires de notre tradition, eux, sont particulièrement riches puisqu’ils comprennent, outre les drachot orales données au cours des siècles dans le monde entier par les rabbins et fidèles de divers courants, deux livres spécifiques : le Midrash Rabba sur Ruth, appelé aussi Ruth Rabba, et le Zohar, Livre de Ruth.

Ruth Rabba

Ruth Rabba se présente comme un commentaire du livre de Ruth au fil du texte, verset après verset. À première vue, on dirait un ensemble hétéroclite d’associations libres, d’où sa réputation d’étrangeté. De nombreuses difficultés surgissent à sa lecture et font qu’il est moins connu et étudié que le Talmud : 

  • il présente souvent deux opinions contradictoires des Sages comme

également plausibles ; 

  • sa langue elle-même est un mélange d’hébreu biblique, d’hébreu tardif, et d’araméen, sans compter les emprunts au grec et au latin ; 

le régime de double entente y est généralisé : par exemple, le mot « pain » (lehem) désigne aussi la Loi divine, de sorte que Beth Lehem (Bethléem) signifie à la fois maison du pain et maison de la Loi ; 

  • enfin, dans ce qu’on appelle qeré-ketiv, le mot hébreu n’est pas lu comme il est écrit, et al tiqra dit explicitement : « ne lis pas ceci, mais cela ». 

Quant au Zohar, Livre de Ruth, il traite de la portée mystique de l’histoire édifiante racontée dans le rouleau – à savoir ce qu’il en est de la lignée messianique initiée par Ruth, et plus généralement des aspects spirituels de l’être humain, et des manifestations du divin, parmi lesquelles il faudrait compter Boaz.

Lecture personelle

J’en viens maintenant à ma propre lecture du livre de Ruth.  

Le récit commence ainsi : « Au temps où gouvernaient les Juges, une famine survint dans le pays » (R, 1,1). Pourquoi ? L’explication en est donnée dans le livre des Juges (Choftim 17,6) : « En ce temps-là il n’y avait pas de roi en Israël et chacun faisait ce qui lui plaisait. » (Jg 17, 6). Autrement dit, à Beth lehem, ville du pain et de la Loi, il n’y avait plus, ni pain ni Loi : selon le principe du Midrach mida keneged mida (mesure pour mesure), le peuple s’étant détourné de Dieu, Dieu s’est détourné de son peuple en lui infligeant une famine. 

Dans ces circonstances troublées, un certain Elimelekh quitte Bethléem avec sa femme Naomi et ses fils Mahlon et Kilyon. Non pas pour fuir la famine en tant que telle car il est riche, mais par avarice, pour ne pas avoir à partager son pain. Si l’on ajoute à cela la signification funeste des prénoms des fils de Naomi – Mahlon, maladie, et Kilyon, dépérissement, on se dit que l’affaire est bien mal engagée. De fait, à peine sont-ils arrivés dans le pays de Moab qu’Elimelekh meurt. Ses deux fils épousent alors des moabites : Mahlon prend pour femme Ruth, et Kilyon, Orpa. Mais une dizaine d’années plus tard les deux frères meurent tour à tour. En 3 versets (les 3, 4 et 5), la mort aura frappé 3 fois et fait 3 veuves. À partir de cette table rase, une nouvelle histoire peut débuter.

Ayant appris que la famine a cessé à Bethléem, Naomi se prépare à y revenir mais propose à ses belles-filles devenues elles-mêmes veuves de la quitter pour retourner à leur peuple et leur religion. Tandis qu’Orpa accepte, Ruth insiste pour rester avec Naomi, en des termes bouleversants et d’une simplicité pour le coup biblique : עַמֵּךְ עַמִּי, וֵאלֹהַיִךְ אֱלֹהָי (Amekh ami, ve-elohaïkh Elohaï), que l’on traduit généralement par « ton people sera mon peuple, et ton Dieu sera mon Dieu »). Pourtant le texte hébreu ne comporte pas le verbe être au futur (auquel cas on aurait Amekh yihyé ami, ve-elohaïkh yihyé Elohaï).

On peut certes comprendre ce choix de traduction par la volonté de rendre l’idée d’engagement, confirmée par tout le comportement de Ruth. Mais d’un autre côté, comme en hébreu le verbe être au présent est sous-entendu, ne serait-on pas en droit de traduire cette déclaration par « ton peuple [est] mon peuple, et ton Dieu [est] mon Dieu » ? Car si Ruth déclare son amour pour le peuple et le Dieu d’Israël au présent, c’est qu’elle vit déjà intensément son adhésion à la communauté d’Israël. Certes, le terme « conversion » n’apparait pas dans le texte, mais il y est surdéterminé : d’une part, le premier mari de Ruth était déjà Judéen ; puis Naomi et Ruth retournent à Bethléem (notons ici l’emploi à 12 reprises du verbe lachouv (retourner, revenir) dans lequel on reconnaît la techouva (retour à la Loi) ; enfin Ruth épousera Boaz, qui est un parent d’Elimelekh.

La suite du récit met en scène les parcours factuels et spirituels des principaux protagonistes, des parcours semés d’obstacles qui seront surmontés un à un.

Je résume brièvement les faits. Naomi et Ruth sont donc sur le chemin du retour vers Bethléem où la famine a cessé, « Dieu s’étant souvenu de son peuple ». Mais c’est loin d’être une promenade de santé : Naomi (prénom qui signifie agréable), marquée par les épreuves, est méconnaissable et demande qu’on l’appelle désormais Mara (amère) ; et puis, la saison des moissons a beau avoir commencé, il n’y a rien à manger dans sa maison ; elle encourage donc Ruth à aller glaner les gerbes de blé laissées pour les pauvres. Lorsque celle-ci se retrouve par hasard dans le champ de Boaz (Bo-az : en lui la force), qui est l’homme le plus influent de la ville, l’histoire prend enfin un tour plus positif. De fait, Boaz voudra bien racheter les terres d’Elimelekh et prendre Ruth pour épouse selon la coutume du lévirat, après qu’un parent plus proche se sera désisté. Ruth donnera ensuite naissance à un fils, Oved, dont le petit-fils ne sera autre que le roi David.

Courage et hessed

Pour la plupart des commentateurs, ce récit apparemment historique et sentimental recouvre, voire masque des contenus bien plus profonds mettant en jeu de grandes valeurs du judaïsme. 

Il y a par exemple le courage et la force morale des trois grandes figures du texte. 

Courage de Naomi, qui en demandant à ses belles-filles de s’en retourner à leur peuple, prend le risque d’une vieillesse solitaire, et qui, en retournant elle-même à Bethléem sans mari, s’expose à la pauvreté. 

Courage de Ruth la Moabite, qui après son veuvage fait le choix d’une vie errante et frugale avec sa belle-mère ; Boaz fait d’ailleurs son éloge en la qualifiant de èchèt haïl (femme vaillante) et va jusqu’à la comparer à Abraham (Rt 2, 11) en lui attribuant encore plus de mérite que celui-ci : en effet, c’est pour répondre à une demande divine (lekh lekha, « va pour toi ») qu’Abraham s’était mis en chemin alors que Ruth l’a fait de son propre chef et en bravant de nombreux obstacles ; elle a même risqué sa réputation en allant de nuit, seule, s’étendre aux pieds de Boaz.

La force morale est enfin celle de Boaz lui-même, qui va subordonner son attirance pour Ruth au respect de la Loi.

Mais peut-être plus encore que le courage, c’est le חֶ֫סֶד (hessed) de Ruth et de Boaz, sur lequel la plupart des commentateurs ont mis l’accent. Un hessed humain calqué sur le hessed éternel de Dieu lui-même (cf. ki le-olam hasdo). Aucune traduction de hessed n’étant pleinement satisfaisante, on l’a diversement rendu par : miséricorde, fidélité, grâce, générosité, amour bienveillant… Victor Hugo, dans son poème « Booz endormi », dit de ce dernier « sa gerbe n’était pas avare » et sur l’idylle naissante « Une immense bonté tombait du firmament ». Victor Hugo ne savait sans doute pas l’hébreu, mais il a magnifiquement compris le hessed biblique incarné par Ruth et Boaz.

Autre valeur positive dans le judaïsme et très présente dans tout le livre de Ruth : la fécondité dont les sens multiples s’interpénètrent.

Il y a la fécondité de la terre, qui est manifeste au temps des moissons et laisse entrevoir la fertilité future de Ruth (car selon le Midrach, elle est réputée être stérile avant sa conversion). Et puis l’amour spirituel que Ruth porte à sa belle-mère, est lui aussi fécond puisqu’elle fera de Naomi la marraine de son fils. 

De plus, l’amour charnel entre Ruth et Boaz dans le cadre d’un mariage conforme à la Loi sera fécond, au-delà de toute espérance puisqu’il est à l’origine de la lignée messianique.

Enfin, le pain étant un équivalent de la Loi comme nous l’avons vu, lorsque Boaz donne du pain à Ruth la païenne, il la nourrit non seulement au sens propre, mais aussi spirituellement, c’est-à-dire qu’il achève de la convertir. 

Faisons un pas de plus et demandons-nous ce qui a permis ces fécondités multiples.

Une première fécondité, celle de la terre à Bethléem, dépend du comportement des habitants, à savoir leur respect envers la nourriture spirituelle que représente la Loi. 

Une deuxième fécondité, celle de Ruth qui engendrera Oved, est liée à sa conversion en tant que Moabite, a priori ennemie d’Israël ; mais une telle conversion était interdite par la halakha : « Un Ammonite ni un Moabite ne seront admis dans l’assemblée du Seigneur ; même après la dixième génération ils seront exclus de l’assemblée du Seigneur, à perpétuité. » (Dt 23,4) ; après moultes considérations, le midrach laisse donc entendre que cette règle de la Halakha a été modifiée in extremis, pour la restreindre aux seuls hommes moabites. Selon l’explication la plus terre à terre, cela serait dû au mérite de Ruth ; mais une autre justification va beaucoup plus loin en affirmant que l’entrée des païens au sein d’Israël pourrait permettre rien moins que la venue du messie ! 

On se souvient que le parent le plus proche de Naomi, auquel Boaz avait dans un premier temps proposé de racheter le champ de Naomi et d’épouser Ruth, y avait renoncé, craignant que son mariage avec une païenne ne lui porte ombrage. Cette crainte lui venait de sa conception erronée de la Loi, qu’il pensait incapable d’évoluer, et cette méconnaissance lui a valu de rester dans l’anonymat. 

Dans le texte, chacun des deux prétendants potentiels de Ruth est appelé un goel, qui signifie racheteur, mais aussi rédempteur, sauveur. Et l’emploi à 23 reprises des termes goel et gueoula (גאולה, rachat, délivrance, rédemption) fait allusion à la dimension mystique de ce livre, que j’évoquais au début et qui mériterait à elle seule une dracha entière. Disons simplement qu’en intégrant à la communauté d’Israël l’élément étranger et même ennemi qu’était Ruth, la Halakha a rendu celle-ci féconde au-delà de sa propre maternité puisqu’elle est à l’origine de toute la lignée censée conduire aux Temps messianiques à travers le roi David. 

Ainsi, sous couvert d’un récit linéaire aux allures de romance, c’est toute l’épopée spirituelle du peuple juif qui nous est contée. Et si nous le lisons à Chavouôt, c’est non seulement en raison d’une concordance des saisons, mais aussi et surtout parce qu’à travers Ruth, ce n’est rien moins que le don de la Tora au Sinaï qui se rejoue.

Hag sameah !

Partager cet article