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Je marche vers la mort

Dracha prononcée par Catherine Chalier le 29 novembre 2019 (chabbat Toledot)

Nous lisons une paracha qui s’intitule Toledot, les générations, pourtant la Torah nous parle presqu’aussitôt de l’angoisse ressentie par un homme – par tout être humain je pense – prenant conscience de sa finitude. L’angoisse d’Ésaü qu’exprime son cri « Voici je marche vers la mort » (hiné anokhi holekh lamout) est en effet celle de beaucoup de personnes. Ésaü est fatigué, il sent ses forces défaillir et, voyant un plat préparé par son frère, il est prêt à renoncer à son droit d’aînesse pour que celui-ci le nourrisse et le sauve. Jacob ne paraît pas décidé ici à apaiser sa faim gratuitement…

Je ne m’arrêterai pas longuement à ce dernier point (qui pourtant mériterait un commentaire approfondi) mais bien à ce cri d’Ésaü lorsque la fatigue l’envahit et accentue sa certitude d’être voué à une mort imminente.  De fait, que la mort soit imminente ou différée n’a pas de réelle importance pour quelqu’un comme Ésaü qui se définit ici comme un être-pour-la-mort, selon la description donnée par Heidegger de l’existant humain (Dasein). Selon ce philosophe en effet, nous sommes voués à la mort et seule une vie dite authentique nous permet de la penser et de l’affronter à chaque instant. Or la plupart du temps nous refusons cette vérité et nous nous en distrayons comme disait déjà Pascal.  Le fait que notre finitude soit  sans appel nous est insupportable. Nous cherchons par tous les moyens, comme Ésaü, à nous sauver de l’inévitable et surtout de sa pensée elle-même.

Ésaü ressent donc dans ce passage qu’il est un être pour la mort face à quelqu’un (en l’occurrence son propre frère) qui lui refuse compassion et aide gratuitement. Il veut bien le nourrir pour qu’il vive encore mais à condition qu’il lui donne quelque chose en échange : son droit d’aînesse.  Ésaü n’a pas le droit de vivre sans payer pour cela. Et, comme il a très peur de mourir, il est prêt à payer. L’idée que la mort d’autrui appelle notre responsabilité pour lui ne paraît pas effleurer Jacob.

Le Keli Yakar (t.1 Genèse p. 78 sur le verset 32)  est d’ailleurs très explicite sur ce sujet : Jacob a préparé son met à dessein. La rencontre des deux frères ne dépend pas du hasard. Il savait que son frère reviendrait du champ et il avait l’intention de lui acheter son droit d’aînesse en lui disant : tu vas chaque jour dans le champ affronter des animaux, à quoi te sert ton droit d’aînesse ? A mes yeux tu ressembles déjà à un mort.  Il savait aussi que Nemrod cherchait à tuer Ésaü parce qu’il possédait la tunique qui avait appartenu à Adam et grâce à laquelle, quand il la portait, toutes les bêtes et les oiseaux du monde se réunissaient autour de lui.

Sachant tout cela, Jacob avait préparé un plat de lentilles, c’est-à-dire le plat que l’on prépare un jour de deuil. Comme le dit Rachi, son métier de chasseur mettait Ésaü en danger et Jacob le savait. J’ai déjà bu à ton intention la boisson qu’on offre lors des condoléances, des Tanhoumim, lui aurait-il dit.

Jacob avait donc préparé un repas destiné à  signifier à Ésaü qu’il le considérait comme déjà mort, et dès lors que lui importait le droit d’aînesse. On peut mourir avec ou sans droit d’aînesse, cela ne change rien à la mort. Un droit d’aînesse n’a de signification que dans la vie.

Ésaü en fut d’accord : je vais mourir, je suis plus proche de la mort que de la vie, dès lors à quoi me sert en effet mon droit d’aînesse ? lui aurait-il dit. Si j’en crois Rachi et Nahmanide, ce droit était lié à la charge du culte (avoda). Dans le Midrach Raba ( LXIII 13, p. 568-569) Rech Lakich dit d’ailleurs : Il commença à blasphémer, il n’est pas écrit : Quel est le droit d’ainesse pour moi ? Mais quel est ceci () pour moi (lama zé li bekhora). Ceci signifie qu’il nia Celui à propos duquel il est écrit : C’est mon Dieu ( Eli) (Ex 15, 2).

Si on se définit comme un être-pour-la-mort, le culte rendu au Très Haut a-t-il en effet une quelconque signification ? Dans son très beau Sefer Hégionot le rabbin Moché Chlomo Cacher (1916-1984), de la Yechiva Sfat Emet, commente cette affirmation – « je vais vers la mort » – et il analyse la question que je viens de poser en grands détails (p.15-18). Je ne pourrai ici qu’en donner un aperçu.

La ligne qui sépare décisivement le croyant (haMaamim) de celui qui nie (Cofer) se trouve dans la façon dont il considère son devenir, sa racine, et sa fin, écrit-il.

Le croyant considère sa réalité et son existence propres comme étant celle d’une étincelle de lumière éternelle qui provient de l’intériorité de la grande lumière de l’Infini, la lumière de l’Eternel.

Par opposition, le négateur, considère sa réalité uniquement comme une étincelle éphémère, résultant du hasard, provenant du rien et retournant  au rien (ephes).

Celui qui ne croit à rien d’éternel est misérable (alouv), soutient-il, car ne croire en rien d’éternel c’est aussi ne pas croire en soi-même. La personne se nie elle-même (cofer béatsmo), elle nie son propre « ani » (je). Tel serait donc, selon lui, Ésaü : l’existant pour la mort. Mais sans doute faut-il bien préciser qu’Ésaü symbolise ici une part de chaque psychisme humain : le croyant et le négateur ne sont pas nécessairement deux personnes distinctes, ils se combattent aussi en chacun.

Refusant  la façon de considérer la vie humaine propre au négateur, le rabbin Cacher affirme donc que l’âme résulte du souffle (hachraat hanefech) et cherche à penser ce que peut signifier la résurrection des morts. Ce sont là selon lui des piliers de la foi qui permettent à l’être humain de se considérer comme ayant une existence réelle, et de savoir que son « Je » persistera même quand les forces de son corps s’épuiseront et disparaîtront. 

A l’objection que certains (peut-être lui-même ?) lui font en disant : « qu’importe à l’homme ce  qu’il deviendra et comment il sera jugé puisqu’il ne sera plus lui-même ? Cela ne lui importe pas davantage que ce qui arriverait à quelqu’un d’autre ».  Il répond que ce n’est qu’en imagination que l’homme pense qu’il sera quelqu’un d’autre après sa mort que celui qu’il est maintenant. En vérité il n’y a là qu’un changement de forme extérieure et pas davantage. Pas davantage qu’un homme qui dirait : que m’importe ce que je serai dans 10 ans, alors que l’homme change complètement tous les 7 ans. Cet homme reste le même homme comme le mort qu’il sera après tous les changements.

Pause : Cela ne signifie aucunement qu’il faut mépriser la terre sur laquelle nous vivons, nous lui devons même fidélité et gratitude. « Je n’ai pas le droit de fuir mon sort, qui consiste à être un hôte et un étranger sur la terre » comme le dit le Psaume 119, 19, « ni dans cette situation d’étranger d’éviter l’appel de Dieu en gaspillant ma vie terrestre parce que je penserai au ciel. Il y a une nostalgie très impie d’un autre monde : il est sûr qu’aucun rapatriement n’y répondra. Je dois être un hôte avec tout ce que cela comporte. Je ne dois pas fermer mon cœur et rester indifférent aux tâches, aux maux et aux joies de la terre », écrit le pasteur Dietrich Bonhoeffer, condamné à mort par les nazis, dans sa prison, peu de temps avant son assassinat (1945)([1]). Mais je dois les vivre à partir d’un commencement – ma vie donnée – et une espérance que le monde ignore ou rejette très souvent.

Ceci bien précisé, je reviens au commentaire du Rabbin Cacher pour conclure :

Le croyant voit dans la mort un nouveau commencement, écrit-il encore, une entrée dans un monde entièrement lumière.  Il cite un psaume : « Tu couvres ma tête de Ta protection au jour du combat » (Ps 140, 8), en disant que ce jour de combat intime, jour plus ou moins fréquent selon les personnes, ressemble à celui où deux mondes se heurtent en nous-mêmes : l’un dont sommes tenus de sortir un jour et l’autre où nous entrerons. Ésaü, dans notre paracha, ne croit qu’au premier et l’angoisse le saisit. Jacob sait aussi qu’il devra en partir un jour mais il n’en prend pas prétexte pour désespérer, il s’adonne à sa tâche.

Le Rabbin Cacher cite un verset des Proverbes (31, 25) sur la femme vaillante, commenté dans le Talmud de Jérusalem « Et elle rira (vatishaq) au jour dernier » (Iébamot 15b), en le commentant ainsi : Je ne vois dans la mort qu’une sortie par une porte et une entrée par une autre porte. Comme les sujets relatifs à la mort ne pèsent pas sur eux, ceux qui pensent ainsi seraient donc censés être toujours joyeux, la joie est le déploiement de la vie, et tout ce qui vit dans ce monde est naturellement joyeux car le contenu de la joie tient dans le fait de sentir la vie. J’émettrai une objection malgré tout au Rabbin Cacher : ceci peut être vrai si nous pensons à notre mort, et encore dans un combat intime profond comme il le reconnaît d’ailleurs, mais cela peut-il être vrai quand il s’agit de la mort d’autrui ? Nous ne pouvons vivre à sa place son propre combat intime, mais nous ne pouvons pas non plus l’abandonner à son sort. De sa détresse nous sommes aussi responsables, ce que Jacob dans ce texte semble avoir méconnu.

Catherine Chalier

[1] Cité par Marc Faessler, La grâce de la Loi, Le Psaume 119,  Genève, Labor et Fides, 2019, p. 145.

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