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Drasha de Kippour 5777

Drasha prononcée par le rabbin Rivon Krygier le 12 octobre 2016

Cher amis,

Si vous avez bonne mémoire, je veux dire si vous savez écouter religieusement les drachot, ce dont je ne doute pas, vous avez encore en tête la lettre de Kafka à son ami Oskar Pollak que j’évoquais à Roch ha-chana. Mais confiant que je suis, en moi-même, je vous en rappelle un court passage :

« nous avons besoin de livres qui « agissent sur nous … un livre doit être la hache pour la mer gelée en nous. Voilà ce que je crois. »

Briser la glace, tel est l’enjeu de Kippour, voilà ce que je crois. Dans ce périple de 25 heures qui nous emmène au bout de nous-mêmes, nous sommes convoqués, invités à réévaluer le sens de notre vie et à lui donner une nouvelle inflexion. Il s’agit, après Roch ha-chana, temps du jugement, d’invoquer à présent le pardon mais aussi, ne l’oublions jamais, d’accorder le pardon. Si nos relations étaient jusqu’ici gelées, pétrifiées, engoncées dans le malentendu, les griefs, les blessures, c’est désormais le temps de redonner une chance, de se redonner une chance. Cela est mentalement possible dès que l’on admet – Kippour nous en persuade plus que toute autre célébration de l’année –notre vulnérabilité, notre faillibilité. Le confesser en toute honnêteté, c’est déjà franchir le premier pas pour combler les brèches. La courté de notre existence rend cette tâche urgente, le temps presse, comme le dit l’aphorisme des Maximes des Pères :

רבי טרפון אומר: היום קצר והמלאכה מרובה (והפועלים עצלים והשכר הרבה) ובעל הבית דוחק.

Rabbi Tarfon disait : « La journée est courte et la tâche est immense, … et le Maître de maison presse » (Avot 2:20[15]).

Je pense alors à cet autre texte, magnifique, de Kafka que Charles Mopsik, mon ami et maître, de mémoire bénie, avait choisi de placer en épigraphe de son introduction au Zohar (Tome I) :

« Comment dans cette vie brève, hâtive, qu’accompagne sans cesse un bourdonnement impatient, descendre un escalier ? C’est impossible ! Le temps qui t’est mesuré est si court qu’en perdant une seule seconde, tu as déjà perdu la vie entière, car elle n’est pas plus longue, elle ne dure justement que le temps que tu perds ! T’es-tu ainsi engagé dans un chemin, persévère à tout prix, tu ne peux qu’y gagner, tu ne cours aucun risque ; peut-être qu’au bout t’attend la catastrophe, mais si dès les premiers pas tu avais fait demi-tour et si tu avais redescendu l’escalier, tu aurais failli dès le début, c’est plus que probable, c’est même certain. Ainsi ne trouves-tu rien derrière ces portes, rien n’est perdu, élance-toi vers d’autres escaliers ! Tant que tu ne cesseras de monter, les marches ne cesseront pas ; sous les pieds qui montent, elles se multiplieront à linfini ! » (Franz Kafka).

Tout est dit ici. Il faut tâcher de ne pas reculer, ne pas redescendre les marches de la vie, mais de se hisser, toujours plus haut, autant que possible, fut-ce à petits pas. Vaincre son anxiété existentielle, la peur des faux-pas, des impasses, viser haut et loin, vers l’infini vertigineux. Ce qui revient à nous tenir droit devant Dieu.

Et c’est sur ce point que j’aimerais insister ce soir, grâce à – vous allez vous en rendre compte – un certain esprit d’escalier. Le Hassidisme y pourvoira. Commençons par explorer un sens méconnu du mot techouva, traduit bien souvent par « repentir », ou encore « retour », « réponse ». On entend ici surtout « retour à Dieu », « réponse à l’appel de Dieu » qui retentit dans le fond de nos consciences. Quand cet appel, tel le son du Chofar ou la prière du Hazzan, nous transperce, franchit tous nos barrages, telle un torrent impétueux descendant du fond des âges, nous ressentons le besoin de nous y immerger, revenir à des fondamentaux, au socle de valeurs oubliées, à la tradition négligée et renouer ainsi avec ce patrimoine légué par nos ancêtres. On se tourne alors, dévotement, vers le passé. Il n’est pas faux de l’entendre ainsi. La techouva c’est sans doute d’abord cela. Mais l’idée de « retour » entretient l’illusion du bien-fondé d’une marche arrière. Or le hidouch, la nouveauté, est que la véritable techouva, la plus profonde, ne consiste pas à revenir au début mais à la fin. Oui vous m’avez bien entendu : revenir à la fin, c’est-à-dire renouer non avec ce qui est révolu mais avec le mouvement qui déjà imprimait le passé, dans la Tora, puis dans les Prophètes, qui pousse à nous tourner vers l’avenir, pour construire le judaïsme au présent, entreprendre l’ascension d’un long escalier vers un futur idéalisé auquel nos ancêtres se sont autorisés de rêver, au nom des valeurs fondamentales de la Tora. C’est tout le paradoxe ou la tension qui existe dans la formule finale du livre des Lamentations (5,25) très présente dans la liturgie :

הֲשִׁיבֵנוּ יְיָ אֵלֶיךָ <ונשוב> וְנָשׁוּבָה חַדֵּשׁיָמֵינוּ כְּקֶדֶם:

« Ramène-nous à Toi, Éternel, et nous reviendrons, renouvelle nos jours comme au temps jadis. »

La techouva, on le voit, consiste à nous nous tourner vers un passé idéalisé, non pour y « revenir » mais pour en saisir l’acuité du renouveau, du hidouch auquel nous convoquent les défis du présent. Nous ne sommes pas réunis ce soir à Kippour pour nous désoler, pleurer la destruction du Temple, ni pour repenser aux persécutions qui ont jalonné l’histoire juive et mené à l’horreur d’Auschwitz ou de Treblinka. Nous sommes ici pour décider de « renouveler nos jours », de changer le monde, en commençant très modestement par nous-mêmes. Vous connaissez probablement cette célèbre histoire hassidique qu’on ne se lasse pas d’entendre tant elle reste à jamais d’une actualité brûlante :

Rabbi  Levi-Itshak de Berditchev, le disciple successeur du Baal Chem tov (le fondateur de la Hassidout), racontait que, dans sa jeunesse, il rêvait de transformer le monde. Mais au fur et à mesure qu’il grandissait, il réduisit ses ambitions à son pays, puis à sa région, à son village, puis à sa communauté, à sa famille jusqu’au jour où il réalisa qu’il fallait commencer à se changer soi-même avant de décider de changer le monde (et que ce serait déjà un grand hidouch !)…

Oui. Mais notre ambition ne s’arrête pas à notre petite personne, nous voulons toujours un autre monde, « le monde à venir » dit-on. Mais, à nous de tendre vers cet avenir depuis c monde-ci, de définir quel tikoun, quelle réparation, édification, aussi infime soit-il, nous pouvons entreprendre. Il faut pour cela être attentif et étudier, la véritable source du renouveau et de la Techouva, comme le dit de manière subtile cet autre récit hassidique :

« Comment un homme qui respecte déjà les commandements de la Tora doit-il accomplir le commandement de la Techouva ? » (que doit-il corriger puisqu’il est déjà dans la conduite attendue ?) demanda un jour un disciple au même maître hassid, rabbi  Levi Itshak de Berditchev. Celui-ci lui répondit : « Celui à qui chaque jour vient apporter son lot de nouvelles lumières (dans son étude), dont il n’avait la veille aucune idée, s’il veut servir la vérité (servir Dieu), (il) doit renoncer au culte (au service) insuffisant de la veille, en prendre contrition (« faire techouva »), tout reprendre et recommencer » (Les Récits hassidiques, Anthologie de M. Buber, pp. 307-308).

Comprenez que ce n’est pas seulement la découverte par l’élève d’une règle ou d’une notion qu’il ignorait jusqu’ici, dont il est question dans ce récit, mais bien de hidouchim, d’idées et même de normes nouvelles, dans le prolongement des anciennes. Certains ont en tête le fameux midrach – kafkaïen – ou Moïse transporté dans le temps, 1500 ans plus tard, se retrouve à la Yechiva de rabbi Akiva qui enseigne une règle de la Tora mais que Moïse, attéré, ne comprend pas ! :

Sur un certain point de l’enseignement qu’abordait R. Akiva, ses disciples lui demandèrent : Rabbi, mais sur quoi t’appuies-tu pour soutenir cela ? Il leur répondit : C’est une règle de Moïse depuis le Sinaï (halakha le-Mochè mi-Sinaï) ! Alors Moïse en fut aussitôt rasséréné ! (TB, Menahot 29b).

Dieu Lui-même, telle que son action nous est dépeinte dans la liturgie, est mehadèch be-khol yom tamid maassé Beréchit: « Il renouvelle chaque jour, incessamment, l’œuvre de la Création. » Et plus loin nous lisons que Dieu « fera briller une lumière nouvelle sur Sion » (or hadach âl Tsion taïr). Autrement dit, de bout en bout, de la Création, en passant par la Révélation de la Tora jusqu’à la rédemption ultime, Dieu revoit Sa copie, Il « brise la glace » et réinvente le monde. Et comme notre tradition nous apprend que nous sommes les partenaires de Dieu, nous devons interroger notre tradition, réviser notre comportement et l’arracher à ses habitudes et postures congelées, puiser l’eau fraîche qui se trouve au fond du puits et s’en abreuver, pour ensuite en abreuver le monde. Comme le dit rabbi Hiya dans le Talmud :

תנא להו רב חייא בר רב מדפתי: ויעמד העם על משה מן הבקר עד הערב, וכי תעלה על דעתך שמשה יושב ודן כל היום כלו? תורתו מתי נעשית? אלא לומר לך כל דיין שדן דין אמת לאמיתו אפילו שעה אחת – מעלה עליו הכתוב כאילו נעשה שותף להקדוש ברוך הוא במעשה בראשית.

Notre Tora, quand donc est-elle « faite » ? Tout juge qui prononce un verdict de vérité pour la vérité, fût-ce une seule heure, l’Écriture le lui compte comme s’il était le partenaire de Dieu dans l’œuvre de la Création (TB, Chabbat 10a).

Ne pas se retourner vers le passé comme le fit la femme de Loth réduite à une statue de sel. La vraie techouva, c’est le Lekh lekha, le « Va pour toi », revenir à soi, mais vers un soi-même dont la réalisation est à faire bien au-delà de son quant-à-soi ! Se tourner vers le passé, certes, mais pour lui emprunter ce qui va construire le futur, selon l’expression bien connue du rav Abraham Isaac Kook : “לחדש אתהישן ולקדש את החדש” : « renouveler ce qui est ancien, sanctifier ce qui est nouveau. »

Pour nous tourner vers le futur, c’est donc notre rapport au passé qui doit changer. C’est l’image figée que nous en avons, que nous avons des autres et de nous-mêmes qui doit changer. Je reprends la figure de l’escalier de Kafka ou si vous préférez, prenez celle de l’échelle de Jacob qui part du sol et monte au sommet des cieux. Curieusement, à Kippour, nous nous situons à la fois au plus bas de l’échelle et au plus haut. Au plus bas, car nous nous savons des pêcheurs invétérés, engoncés dans nos vices et turpitudes, infligeant aux uns et aux autres des blessures. La liste des travers que nous égrenons dans la litanie de âl hèt est éloquente. La liturgie le dit clairement :

Tu connais nos actes, qu’ils aient été délibérés ou involontaires, qu’ils aient été commis de plein gré ou sous la contrainte, de façon publique ou secrète. Que sommes-nous ? Que valent nos vies, nos vertus, notre justice, notre salut ? Que valent notre force et notre puissance ? Que pourrions-nous invoquer devant Toi, Éternel, notre Dieu et Dieu de nos pères ? Devant Toi, les puissants ne sont-ils pas comme néant, les plus illustres comme inexistants. Les plus sages comme incultes et les génies comme écervelés ? Face à Toi, la plupart de leurs actions sont vaines et la durée de leur vie est éphémère. La condition de l’homme est-elle plus enviable que celle de l’animal alors que tout n’est que vanité fugitive ?

Mais d’un autre côté, à l’autre bout de l’échelle, nous côtoyons à Kippour de plain-pied le monde des anges : Nous ne mangeons, ni ne buvons, nous prions tout au long, le plus souvent vêtus de blanc, tel le Grand Prêtre pénétrant dans le Saint des saints, nous proclamons à voix haute, après le Chemâ, la formule eulogique « Baroukh chèm kevod malkhouto le-ôlam va-èd » comme nous sommes autorisés à le faire seulement au jour de Kippour, tels les anges à la cour céleste.

Nous ne sommes pourtant, pour l’écrasante majorité d’entre nous, ni des pourritures ni des anges. Où sommes-nous alors, où en sommes-nous ? Ayéka ? La bonne réponse, je veux dire notre techouva, serait de dire que nous situons en tenouâ, en mouvement, prêts à monter cet escalier ou sur cette échelle, résolus à en gravir les échelons, coûte que coûte, même au risque de glisser, de dévisser. L’écrivain yiddish biélorusse, Shalom Anski qui au début du 20e siècle écrivit le Dibbouk, dit :

« Il arrive qu’une âme parvenue aux sommets les plus élevés soit soudain atteinte par le mal qui s’empare d’elle. L’âme alors chancelle et tombe. Et plus haut elle est montée, plus vertigineuse est sa chute. Lorsqu’une telle âme tombe, tout un monde s’écroule » (Le Dibbouk/Shalom Anski, cité par Daniel Kenigsberg).

On se retrouve alors au bas de l’échelle, dans la fange, dans le désespoir le plus noir. Mais nous devons nous souvenir alors que nous sommes les enfants de Jacob, du rêveur de l’échelle, enfants d’Israël et qu’il nous faut entendre l’enseignement talmudique de Rabbi Abba filsdeZabda :

 »חטא ישראל » (יהושע ז יא). אמר רבי אבא בר זבדא: אף על פי שחטא – ישראל הוא. אמר רבי אבא: היינו דאמרי אינשי אסא דקאי ביני חילפי אסא שמיה, ואסא קרו ליה.

« Israël a péché » (Jos 7,11). Rabbi Abba fils de Zabda a dit : bien qu’il ait péché, il reste « Israël ». Rabbi Abba a dit : C’est le dicton courant : un myrte (toujours conservant ses feuilles vertes, parfumé, dont la floraison blanche se prolonge en hiver) qui se débusque entre des orties garde son nom de myrte et on l’appellera [toujours] myrte (TB, Sanhédrin 43b-44a).

Et encore un enseignement hassidique à propos de la chute, fondé sur un verset des Proverbes :

כִּי שֶׁבַע יִפּוֹל צַדִּיק וָקָם וּרְשָׁעִים יִכָּשְׁלוּ בְרָעָה: (יז) בִּנְפֹל <אויביך> אוֹיִבְךָ אַל תִּשְׂמָח וּבִכָּשְׁלוֹ אַל יָגֵל לִבֶּךָ:

Car le juste tombe sept fois, et se relève ; mais les pervers trébucheront [pour tomber] dans le malheur. Mais si ton ennemi en vient à chanceler, ne te réjouis pas de sa chute, que ton cœur ne sen égaye pas ! (Proverbes 24,16).

« En quoi mérite-t-il d’être appelé « juste » celui qui tombe jusqu’à sept fois dans le péché ? » demande, indigné, un disciple à son maître, (dans un enseignement hassidique dont je n’ai plus hélas la source). « C’est parce qu’il se relève à chaque fois qu’il est appelé « juste ». Et parce qu’il ne se réjouit pas lorsque son ennemi tombe à son tour », lui répond le maître.

Et de faire écho à cet autre enseignement hassidique que je chéris particulièrement :

Un jour, au centre du village un hassid glissa et tomba dans une flaque de boue. Un passant peu amical – vous aurez compris qu’il considérait les hassidim comme des hérétiques – l’approcha et lui dit avec sarcasme : « Si t’es tombé dans la boue, c’est rien que parce que t’es un hassid, Dieu te punit ! » — « Pas exactement », répliqua l’homme tout en se relevant, puis d’ajouter : « Vois-tu, si Dieu ne m’a pas épargné la chute dans la flaque de boue, je veux bien admettre que ce soit à cause de mes fautes… Mais si je suis parvenu à me relever, c’est justement parce que je suis un hassid ! »

Toute la liturgie de Kippour est construite tel un escalier, avec ses marches ou degrés, les maâlot, du Temple (construit sur le plan incliné de la montagne), franchies par grand prêtre, montant progressivement vers le Saint des saints. Chaque office, chaque litanie, nous emporte de degré en degré vers la sainteté. Pas à pas. Voilà, mes chers amis, la bonne décision. Le sommet est haut, sans doute trop haut pour nos âmes frêles et alourdies des pesanteurs de la vie. Mais les petits pas font les grandes étapes comme lespetits ruisseaux les grandes rivières.

Martin Buber, dans Le chemin de l’homme, raconte comment un maître du hassidisme… :

Rabbi Nahoum fils du rabbi de Ruzyn, surprit un jour ses disciples en train de jouer aux Dames, au beau milieu du Beit ha-midrach (la Salle d’Etude)… Craignant la colère du maître, les élèves rentrèrent la tête dans les épaules, tandis que le Tsadik hocha la tête, leur demanda : « Connaissez-vous seulement les règles du jeu ? » Le vrai mode d’emploi ? Comme ils ne soufflaient mot, il fit lui-même la réponse : « Première règle : dans ce jeu, on ne fait jamais deux pas à la fois. Secondement, on doit toujours aller de l’avant, ne jamais reculer. Et troisièmement, c’est quand on arrive au bout, et alors seulement, que l’on peut se mouvoir dans toutes les directions… »

Guemar hatima tova

Rivon Krygier

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