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rosh-hashanah

Dracha de Roch Hashana 5777

Prononcée par le rabbin Rivon Krygier le 2 octobre 2016

Mes chers amis, nous avons tous en tête cette métaphore abondamment évoquée tout au long de la liturgie des Yamim ha-noraïm, les jours de gravité qui vont de Roch ha-chana à Kippour, cette image des livres célestes, ces grands registres que Dieu ouvre pour y inscrire les uns dans le livre de la vie, les autres – on le suppose du moins1 – dans celui de la mort, les uns dans celui de la prospérité et l’accomplissement de soi, les autres dans celui du déclin et de la déchéance…. C’est un monde figuratif, mais dépassons nos préventions rationalistes pour en entendre le sens sous-jacent. Bien évidemment, il importe de le comprendre, ces livres ne sont autres au départ que de grands miroirs, le ivre des « souvenirs », la copie strictement conforme de ceux que chaque jour, à chaque instant, nous écrivons. Ce qui va s’inscrire dans les registres de l’année nouvelle est la suite logique, la conséquence des élans que nous avons pris dans nos diverses trajectoires, l’exécution mécanique de leur programme.

Un enseignement célèbre des Maximes des Pères rappelle que « toutes nos actions sont inscrites dans un livre » (Avot 2:1).

משנה אבות ב א

רבי אומר והסתכל בשלשה דברים ואי אתה בא לידי עבירה דע מה למעלה ממך עין רואה ואוזן שומעת וכל מעשיך בספר נכתבין:

Rabbi disait Observe ces trois choses, et tu ne tomberas pas dans la transgression : sache ce qu’il y a au-dessus de toi, un œil voit et une oreille entend, et toutes tes actions sont inscrites dans un livre » (Avot 2:1).

Cette idée de chroniques consignées, c’est d’abord et avant tout que les actes des hommes ne sont pas sans conséquence, ils s’inscrivent dans le vaste réseau de nos vies, infléchissent le cours de l’histoire. Et l’intuition fondamentale de notre religion est que le Créateur nous a confié ce monde pour que nous y écrivions quelques lignes quelques pages, parfois une simple lettre. Dieu, dans cette configuration, est d’abord le grand lecteur du roman de notre vie, un lecteur attentif, soucieux, scrupuleux, comme le dit la liturgie du Moussaf de Roch hachana :

« Aucune créature ne peut se soustraire à Ton souvenir. Comment oserions-nous l’imaginer alors que Tu connais chacun de nos pas, observe chacun de nos gestes. Tu sondes les intentions les plus cachées, Tu pénètres les replis les plus secrets de notre cœur. »

À bien des égards, je me dis qu’en relisant nos histoires, bien des sentiments mitigés et contradictoires doivent traverser l’esprit de Dieu : de l’enthousiasme, de la colère, de l’exaltation et de l’indignation. Je m’imagine qu’Il ne doit pas s’ennuyer devant la complexité de l’âme humaine et la subtilité de ses frasques. Mais en même temps, je vous l’avoue, je me dis aussi bien combien cette lecture doit Lui être parfois pesante et ennuyeuse, et ce livre, si je puis m’exprimer ainsi, Lui tomber littéralement des mains. Et pourquoi ? Car nos turpitudes, ou ce qui à nos yeux peut sembler des coups d’éclat, doivent lui paraître à ses yeux si misérables, si orgueilleuses et au fond, au fond de tout, tellement prévisibles, si conformes à nos certitudes et à nos petites habitudes. Et pourtant. À Roch ha-chana, en rouvrant ces grands livres, Dieu ne Se veut plus seulement lecteur d’un texte dont Il devine aisément le cours. Il attend quelque chose d’autre, d’improbable, de bouleversant. Il espère un coup de théâtre, un coup de tonnerre. Pour qu’Il puisse réécrire avec nous, autrement, la suite du roman, en nous inscrivant dans le livre de la vie, c’est-à-dire sur une voie constructive. Mes chers amis, telle est précisément la fonction du chofar. « mitsvat ha-yom be-chofar » (TB, Roch ha-chana 26b). Le Talmud dit que l’on doit en sonner car c’est un décret divin, autrement dit sans raison (bien avant d’être le souvenir de tel ou tel événement fut-il celui de la ligature d’Isaac). Comme l’explique Maïmonide, sa fonction n’est pas d’énoncer un contenu, ni un souvenir précis, ni une prière précise, mais d’opérer un sursaut de l’âme (éveil, une secousse, électrochoc, une brèche).

רמב« ם תשובה ג הלכה ד

אף על פי שתקיעת שופר בראש השנה גזירת הכתוב רמז יש בו כלומר עורו ישינים משנתכם ונרדמים הקיצו מתרדמתכם וחפשו במעשיכם וחזרו בתשובה וזכרו בוראכם, אלו השוכחים את האמת בהבלי הזמן ושוגים כל שנתם בהבל וריק.

Bien que la sonnerie du Chofar à Roch ha-chana soit un simple décret (divin), il y a allusion à sa signification : Sortez de votre sommeil, vous qui dormez. Sortez de votre torpeur, scrutez vos actes, reconsidérez votre conduite, tournez votre visage vers votre Créateur. Laissez là les vanités où se dissipent votre vie. … (Hil. Techouva 3:4).

L’image des livres de la vie et celle de l’électrochoc me conduisent à vous citer un extrait d’une lettre écrite par Franz Kafka, en 1904, à son ami Oskar Pollak :

« Je n’ai pas pu toucher une plume de tout ce temps, car à embrasser du regard une telle vie, qui s’élève continuellement sans cesse, si haut que l’on peut à peine la suivre avec sa longue-vue, on ne peut pas garder la conscience en paix. Mais il est bon que la conscience porte de larges plaies, elle n’en est que plus sensible aux morsures. Il me semble d’ailleurs qu’on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? Pour qu’il nous rende heureux, comme tu l’écris ? Mon Dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n’avions pas de livres, et des livres qui nous rendent heureux, nous pourrions à la rigueur en écrire nous-mêmes. En revanche, nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide — un livre doit être la hache pour la mer gelée en nous. Voilà ce que je crois. »

Je vous avoue humblement que s’agissant de ma propre vie, de celle de mes proches et amis, et même de tout un chacun, n’avoir aucunement envie qu’elle ressemble à un livre dans lequel nous sentirions tels « des proscrits, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide ». Mais Kafka a néanmoins raison. Si un livre ne nous bouleverse pas, un tant soit peu, jusqu’à nous faire mal, il ne vaut pas la peine d’être lu ou écrit. Et certainement, quand il s’agit de relire le livre de notre propre vie, à condition de ne pas en oublier les moments d’exaltation et de joie intense, tout aussi formateurs voire les plus formateurs d’entre tous. Notre roman sera un texte fort si nous sommes capables de nous laisser ébranler, de briser le narcissisme qui nous fait croire que nous avons raison sur tout, le droit sur tout, en oubliant le visage et la main de l’autre, celle qui elle aussi écrit sa biographie ou veut avoir droit au chapitre, mais que nous ignorons religieusement. Un bon coup de hache dans notre mer congelée, notre océan de certitudes, de confort, de conformisme, une bonne tekia… qui frappe violemment nos tympans et fait pénétrer les sons du chofar jusqu’au plus profond de nos cœurs et de nos âmes. Et un cri qui nous dit : Arrête ! Dieu a placé devant toi la vie et la mort, alors choisis la vie ! La tienne et celle des autres !

Tout est dans cette articulation : אם אין אני לי מי לי? « Si je ne suis pas pour moi qui le sera ? » demande Hillel (Avot 1,14). Mais il ajoute : וכשאני לעצמי מה אני? « Mais quand je ne suis que pour moi, que suis-je ? (Que vaut ma vie ?). » ואם לא עכשיו אימתי? « Et si pas maintenant (de me secouer et réagir), quand le ferais-je ? » Hillel a tout dit de l’éthique juive dans cette formule ramassée, c’est la quintessence, avec son urgence. Agir maintenant. Et pour cela il faut être prêt au périple auquel nous invite notre tradition : aller remuer la boue, broyer du noir, oui « s’autoflageller » dans l’autocritique, l’examen honnête de notre conscience, personnelle et collective, mais bien sûr ne pas s’y complaire, en ressortir, en remonter, par une nouvelle inflexion, un son du chofar plein d’espoir, de confiance en un autre avenir, une autre écriture que ce qui nous était promis par notre paresse, notre indifférence, notre profonde inertie et fierté mal placée. Un chofar qui nous dit sous le bruit assourdissant, d’un doux murmure à l’oreille : Chapèr : Améliore !

La nouvelle année s’ouvre avec le décès de Shimon Pèrès qui a été comme tout le monde le sait une grande figure de l’édification de l’État d’Israël, le dernier d’entre les grands bâtisseurs. C’est plus qu’une page, c’est un chapitre capital du grand livre de l’histoire du peuple juif qui se referme et un nouveau qui s’ouvre à nous. Je ne vais pas refaire le récapitulatif des grandes étapes de ce que ce personnage a accompli au cours de sa longue existence. Longtemps personnage politique engagé, il n’a pas fait une aussi grande unanimité que lorsqu’il a été le président de l’État d’Israël. Et, bien évidemment, loin de moi l’idée de défendre ici tout ce qu’auront été ses choix et décisions, chacun se faisant légitimement sa propre opinion. Ce que je veux au demeurant retenir, valoriser, par-delà telle ou telle prise de position politique, toujours discutable, c’est l’attitude en amont, la posture, eu égard à l’effort qui lui a valu le prix Nobel de la paix. Il n’y a pas de paix sans efforts, sans prise en compte des droits, des uns et des autres, de la dignité de l’adversaire comme de la sienne propre, sans justice la plus équitable possible, dans la prise en compte des conditions du réel, dans toute sa complexité et ses contradictions.

À propos de la quête de justice, permettez-moi d’évoquer un petit souvenir qui m’est cher. Il a quelques années, j’ai été convié à l’inauguration d’un square sur la rive gauche à la mémoire de Rabin, avec pour invité d’honneur Chimôn Pèrès. Le maire de Paris d’alors, Bertrand Delanoé, avec à ses côtés Anne Idalgo son adjointe, fit alors l’éloge de son illustre invité, ne manquant pas, en autres, de souligner qu’il fut une figure fondatrice du parti socialiste israélien. Quand Perès prit la parole, il répondit en substance : Mon cher Bernard (il voulait dire « Bertrand… »), sauf votre respect, permettez-moi de corriger un de vos propos, qui pour m’honorer n’en est pas moins une erreur de taille. Je ne suis pas du tout un des fondateurs du parti socialiste d’Israël ! Le véritable fondateur s’appelle Amos : Et c’est un des prophètes les plus poignants d’Israël qui s’adressant à son propre peuple lui dit :

עמוס ב, 6

כֹּה אָמַר יְיָ עַל שְׁלֹשָׁה פִּשְׁעֵי יִשְׂרָאֵל וְעַל אַרְבָּעָה לֹא אֲשִׁיבֶנּוּ עַל מִכְרָם בַּכֶּסֶף צַדִּיק וְאֶבְיוֹן בַּעֲבוּר נַעֲלָיִם:

[6Ainsi parle l’Éternel : a cause de trois crimes d’Israël, agravés par le quatrième, Je ne révoquerai pas Mon décret. Parce qu’ils ont vendu le juste pour de l’argent, et le pauvre pour une simple paire de souliers (Amos 2,6).

Pèrès, parce qu’il avait la mémoire du message prophétique, était aussi un visionnaire. Certains diront un doux rêveur, plein d’illusions et qu’il s’est fourvoyé avec les accord d’Oslo dont il a été le principal artisan. Comme je l’ai dit, je ne discuterai pas ce point et laisserai à chacun le soin d’apprécier les choses. Mais l’attitude sous-jacente ne saurait être remise en cause sans ébranler les fondements même du judaïsme. Comprenons bien ceci, il y aura toujours de bonnes raisons pour ne pas faire la paix. La paix qui requiert des concessions de part et d’autre implique des risques, des pertes et même des humiliations. Regardez les réactions suscitées par les poignées de main entre Mahmoud Abbas et Benjamin Netanyaou à l’enterrement de Pèrès. Mahmoud Abbas a été traité de traître « juif » par les radicaux palestiniens et on a eu droit également, du côté israélien, de réactions indignées : comment Netanyaou peut-il serrer la main à quelqu’un qui va consoler les familles palestiniennes dont un des fils ou filles a fait des attaques-suicide contre des civils israéliens ? Voulez-vous que je vous dise ? Ils ont « raison ». « Il faut se méfier, l’ennemi reste un ennemi… » Comme vous le savez, les représentants de la liste unfiée des arabes d’Israël n’a pas voulu se rendre aux obsèques de Pèrès car ils n’ont pas oublié ni pardonné tout ce que Pèrès a fait dans la lutte armée contre les Palestiniens. Et oui, ils ont sans doute raison. Chacun a « raison » de continuer à faire la guerre, de défendre ses intérêts jusqu’au bout, jusqu’à ce que l’on obtienne totalement gain de cause. Mais je vais être franc avec vous : quand on a raison de cette manière là, par la violence, la destruction, la validation de ses seuls droits aux dépens de l’autre, on n’a pas raison selon notre tradition. Prenez le début de la Genèse.

Un ancien midrach reste d’une saisissante actualité. La violence naît du dialogue de sourds, comme le suggère l’ellipse du verset, qui fait silence sur la parole échangée entre Caïn et Abel, selon la version massorétique : « Caïn dit à Abel son frère… Alors qu’ils étaient dans les champs, Caïn se dressa contre Abel son frère et le tua » (Gn 4,8). Le midrach remplit le vide et « révèle » la teneur du propos inaudible :

Rabbi Yehochoua de Sakhnin dit au nom de Rabbi Lévi : Quel fut l’objet de leur discussion ? L’un dit : – Le Temple sera édifié sur mon territoire ! Et l’autre : – Non, il le sera sur le mien ! C’est ce qu’expriment les mots ‘‘alors qu’ils étaient dans le champ’’. Or qui dit ‘champ’ dit ‘Temple’, selon le verset ‘‘Sion (le Temple) sera labouré comme un champ’’ (Michée 3,12). Alors ‘‘Caïn se dressa contre Abel son frère et le tua’’ (Gn 4,8) (Gn rabba 22:7).

Cela vous rappelle quelque chose ? Oui Caïn a eu raison de Abel, il a triomphé. Mais sa conduite conduira au déluge. À la fin de la Genèse, nous avons un Joseph qui avait toutes les bonnes raisons de se venger des ses frères mais ne l’a pas fait. Ce fameux rêveur avait une autre vision, qui dépasse les rancoeurs, celle prescrite par les (A:23) : « Qui est le véritable héros ? Celui qui parvient à faire de son ennemi son ami »… Il serait, certes, irénique de se l’imager réalisable dès aujourd’hui ; mais il serait inique de ne pas migrer dès à présent et par tous les moyens vers cet inouï.

Quelle est l’éthique qui est requise en ces jours de repentir ? Tenter la réconciliation, même quand on croit être dans son droit. Souvenons de ce que dit le livre des Proverbes :

משלי כא

(יג) אֹטֵם אָזְנוֹ מִזַּעֲקַת דָּל גַּם הוּא יִקְרָא וְלֹא יֵעָנֶה:

Celui qui se bouche l’oreille à la plainte de l’indigent, lui non plus ne sera pas entendu lorsqu’à son tour il invoquera (Pv 21,13).

Maïmonide écrit :

רמב« ם הלכות תשובה ב י

אסור לאדם להיות אכזרי ולא יתפייס אלא יהא נוח לרצות וקשה לכעוס ובשעה שמבקש ממנו החוטא למחול מוחל בלב שלם ובנפש חפיצה, ואפילו הצר לו וחטא לו הרבה לא יקום ולא יטור וזהו דרכם של זרע ישראל ולבם הנכון אבל העובדי כוכבים ערלי לב אינן כן אלא ועברתן שמרה נצח, וכן הוא אומר על הגבעונים לפי שלא מחלו ולא נתפייסו והגבעונים לא מבני ישראל המה.

Il ne convient pas de se montrer cruel en refusant la réconciliation. Il faut au contraire être enclin à apaiser sa colère et ne pas se montrer irascible. Et lorsque celui qui a lésé son prochain fait honnêtement amende honorable, même s’il nous a causé grand tort et nombreux ennuis, il ne faudra pas vouloir se venger ou en lui tenir rancune, car telle est la conduite du peuple d’Israël. Tandis que les idolâtres, incirconcis de cœur, ne se comportent pas ainsi et ils conservent en eux la rancune à jamais. Et c’est ce qui est dit à propos des Guivonéens qui ont refusé de pardonner et de se réconcilier, d’où il a été dit qu’ils « ne font plus partie du peuple d’Israël » (Hil. techouva 2:10).

כל מי שיש בו עזות פנים או אכזריות ושונא את הבריות ואינו גומל להם חסד חוששין לו ביותר שמא גבעוני הוא, שסימני ישראל האומה הקדושה ביישנין רחמנים וגומלי חסדים, ובגבעונים הוא אומר והגבעונים לא מבני ישראל המה לפי שהעיזו פניהם ולא נתפייסו ולא רחמו על בני שאול ולא גמלו לישראל חסד למחול לבני מלכם והם עשו עמהם חסד והחיום בתחלה.

Quiconque qui manifeste de l’arrogance ou de la cruauté et exprime du mépris envers les gens et ne fait preuve d’aucune charité, on le soupçonne d’être un descendant des Guivonéens, car le signe de l’appartenance à la nation sainte d’Israël est d’être capable de compassion, de retenue, et de générosité. Or pour les Guivonéens, il est écrit « qu’ils ne faisaient pas partie d’Israël » car ils se sont montrés orgueilleux, refusant toute réconciliation, etc. (Maïmonide, Lois des interdits sexuels 19,17).

Quelle incroyable définition de « qui est juif » ou plutôt des conditions requises pour en être authentiquement : c’est cette disposition-là ! Non pas de se soumettre naïvement à l’agenda de l’autre et d’oublier ses propres droits et intérêts mais tenter toujours de les articuler avec ceux de l’autre.

Ceci me conduit au final à deux leçons pratiques que je voudrais tirer de tout ceci, pour notre communauté et le type de judaïsme que nous représentons.

La paix, disais-je, c’est la coexistence sinon la cohabitation (parfois il faut se séparer pour mieux se respecter). Vous avez eu entre les mains un flyer sur la question du Kotel. Je voudrais dire la raison de cet appel. Après des années de lutte et de tractations, le Cabinet ministériel d’Israël, avec l’appui de son Premier Ministre, Benjamin Netanyahou, a en janvier 2016 donné son accord à la création d’un espace permanent de prière mixte au Mur occidental (Kotel ha-maâravi), à la droite de l’arche de Robinson. Cet accord historique devait offrir une légitimité officielle aux courants modernistes, les mouvements Massorti et Reform en ce lieu hautement symbolique, point focal de l’ensemble du monde juif. Notre judaïsme est soucieux d’honorer l’observance traditionnelle (« massorti », rappelons-le, signifie « traditionnel ») tout en faisant droit aux valeurs de progrès du monde occidental lorsqu’il promeut la dignité humaine, le dialogue des cultures, le respect des consciences, l’égalité des hommes et des femmes. Pour nous, ces valeurs, loin d’être contraires au judaïsme, en sont l’expression visionnaire. Nous honorons le droit des fidèles qui souhaitent la séparation des sexes lors des prières, mais estimons être également en droit de proposer la tenue d’offices où la participation active des femmes est admise au sein de l’assemblée au même titre que celle des hommes, et où les membres d’une famille ou d’un groupe d’amis peuvent prier dignement côte à côte, selon la coutume des communautés modernistes de par le monde. Hélas, le Ministère des Affaires religieuses, qui a pour vocation de gérer les Lieux saints, s’est refusé à émettre un décret d’application de l’accord, certains membres de la coalition, issus des partis ultra-orthodoxes, ayant menacé de quitter le gouvernement en cas d’application.

Toutes les communautés Massorti d’Israël ont signé une lettre faisant appel au soutien des membres des communautés Massorti de par le monde, et de tous ceux qui soutiennent cette approche pluraliste : « Un Mur pour un peuple ! » Nous devons exprimer notre indignation, souligner notre refus de toute exclusion et montrer que nous ne sommes pas indifférents à ce qui se passe en ce lieu si cher à tous les cœurs juifs. Nous pouvons nous défendre et montrer que nous aussi, juifs Massorti ou de sensibilité moderniste, sommes capables de faire entendre notre voix, refuser les manœuvres politiciennes et la mainmise religieuse des courants les plus radicaux. L’État d’Israël est encore en cours d’édification pour tout ce qui concerne le droit aux différents courants du judaïsme de s’exprimer librement et d’obtenir la même reconnaissance de statut. Il dépend largement de nous que l’État d’Israël puisse réaliser son ambition de constituer un foyer pour les juifs de toutes les familles spirituelles, sans ségrégation.

Et enfin et à ce propos, ceux qui ont assisté comme moi aux funérailles de Pèrès en direct par la télévision ont pu voir que lors du Kaddich, Tzvia Waldhen, la fille de Chimôn Pèrès (que j’ai d’ailleurs eu le plaisir de côtoyer lors d’une délégation en Afrique), s’est adjointe à son énonciation publique, auprès de ses deux frères, aux yeux de tout Israël (et du monde). Je rappelle qu’une femme juive orthodoxe, Rachel Fraenkel l’avait fait en 2012 pour son fils sauvagement assassiné par des terroristes palestiniens, aux yeux de tout Israël, et cette réitération aura certainement un effet sur bien des femmes en Israël quant à leur participation plus active dans le culte. Mais Tzvia a eu une audace de plus, en droit fil du cap visionnaire de son père. Elle a ajouté quelque chose à la dernière strophe Ôssé chalom bimeromav… qui termine par l’espoir que la paix s’étende sur tout Israël « ve âl kol Israël ve-imrou Amèn » ! Elle a dit « ve âl kol Israël ve âl kol bné ha-Adam » : sur Israël et sur tous les les êtres humains ». On est alors passé dans un autre registre : l’idée prophétique de la paix universelle, tel qu’il se trouve d’ailleurs exprimé dans le second paragraphe du Aleinou et abondamment dans la liturgie des Yamim ha-noraïm. Je considère que cette petite injonction peut devenir une belle résolution. Elle est d’ailleurs adoptée depuis longtemps dans de très nombreuses communautés massorti de par le monde qui ajoutent : « ve âl kol Israël ve-âl kol yochvé tévèl, ve-imerou Amèn » : paix sur Israël et sur tous les habitants de la terre »2. Certains préféreront sans doute ne pas toucher à la forme traditionnelle si pérennisée et s’en tenir à elle. Bien sûr, je les respecterai. Pour ma part, je vous annonce qu’à compter de cette nouvelle année, je ne me priverai pas désormais, quand j’en aurai l’occasion, d’ajouter cette mention lorsque je prononcerai le Kaddich et j’invite qui souhaite me rejoindre à emboîter le pas.

Qu’il me soit permis enfin d’avoir avec vous une pensée émue pour les proches de nos amis et membres disparus au cours de l’année 5766, en particulier Dorel Marian et Clifford Hickman très présents dans notre communauté, ainsi que pour toutes les autres familles éprouvées récemment par le deuil. Que les vivants se le disent, nous pouvons encore bâtir de belles choses ensemble, puissions-nous tous être inscrits, en lien étroit avec nos chers disparus, lehavdilénou le-haïm, dans le livre exaltant de la vie.

Rivon Krygier

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