Mais un seul choix peut être fait
La paracha de cette semaine est à la fois riche et déroutante. Si quelqu’un est en colère, triste ou confus à propos des événements dans le monde en ce moment – c’est la paracha dans laquelle vous trouverez de la colère, des larmes et beaucoup de confusion. L’histoire semble en fait assez simple, avec des bons et des méchants et une leçon de morale sur la confiance en Dieu, mais comme d’habitude, plus je me penche dessus, moins je comprends. Je pourrais dire la même chose du monde qui m’entoure, mais commençons par la paracha. Je vais vous donner trois exemples de ce qui me perturbe.
Premièrement, Moïse envoie les explorateurs pour découvrir le pays. La lecture simple du texte est que Dieu lui ordonne de le faire, mais la tradition ne retient pas cette lecture littérale et tente de prétendre que le peuple l’a forcé à envoyer ces explorateurs.
שלח לך. לְדַעְתְּךָ, אֲנִי אֵינִי מְצַוֶּה לְךָ, אִם תִּרְצֶה שְׁלַח; לְפִי שֶׁבָּאוּ יִשְׂרָאֵל וְאָמְרוּ נִשְׁלְחָה אֲנָשִׁים לְפָנֵינוּ, כְּמָה שֶׁנֶּאֱמַר “וַתִּקְרְבוּן אֵלַי כֻּלְּכֶם” וְגוֹ’ (דברים א’), וּמֹשֶׁה נִמְלַךְ בִּשְׁכִינָה, אָמַר, אָמַרְתִּי לָהֶם שֶׁהִיא טוֹבָה, שֶׁנֶּאֱמַר “אַעֲלֶה אֶתְכֶם מֵעֳנִי מִצְרַיִם” וְגוֹ’ (שמות ג’), חַיֵּיהֶם שֶׁאֲנִי נוֹתֵן לָהֶם מָקוֹם לִטְעוֹת בְּדִבְרֵי מְרַגְּלִים, לְמַעַן לֹא יִירָשׁוּהָ
ENVOYER – Je ne te l’ordonne pas, mais si tu veux le faire, envoie-les. Dieu a dit cela parce que le peuple d’Israël est venu trouver Moïse et lui a dit « Envoyons des hommes devant nous, etc. » Dieu disait: Je leur ai déjà dit depuis longtemps que le pays est bon. Je jure de leur donner maintenant l’occasion de tomber dans l’erreur par les explorateurs, afin qu’ils n’entrent pas en possession de cette terre. (Rachi sur Nombres 13:2)
Alors, Dieu est en colère que le peuple ait voulu envoyer des explorateurs, et n’ait pas fait confiance à la promesse d’une bonne terre, et demande alors à Moïse d’envoyer les explorateurs, afin qu’ils trébuchent et qu’Il puisse punir le peuple… Vous êtes confus ? Poursuivons. Qui étaient ces explorateurs ? La Torah donne une liste des noms des douze hommes, et insiste à plusieurs reprises sur le fait qu’il s’agissait d’« hommes », anachim.
כֻּלָּ֣ם אֲנָשִׁ֔ים רָאשֵׁ֥י בְנֵֽי־יִשְׂרָאֵ֖ל הֵֽמָּה׃
C’étaient tous des personnages considérables [anachim] entre les enfants d’Israël (Numbers 13:3)
Les différentes traductions lisent cela comme une insistance sur le fait que « hommes » signifie ici quelque chose comme « mentsch » en yiddish, des personnes bonnes, droites, honorables. [Les commentaires de R. Shlomo Efraim Luntschitz, du XVIIe siècle, disent que c’était déjà le problème et que Moïse aurait dû envoyer des femmes à la place des hommes]. Mais si la Torah insiste tellement sur le fait qu’il s’agissait de bonnes personnes, qu’est-ce qui a mal tourné ? Encore une fois, il y a une tension inhérente à notre lecture traditionnelle de cette histoire. En expliquant pourquoi Moïse change le nom de Josué de Hoshea à Yehoshua, le Talmud dit :
״וַיִּקְרָא מֹשֶׁה לְהוֹשֵׁעַ בִּן נוּן יְהוֹשֻׁעַ — יָ-הּ יוֹשִׁיעֲךָ מֵעֲצַת מְרַגְּלִים
« Et Moïse appela Hochea fils de Noun Yehoshoua », ce qui signifie qu’il a prié : Que Dieu te sauve [Ya yoshiakha] du conseil des explorateurs. (Sota 34b)
Donc, même si Moïse a choisi les meilleurs pour cette mission, il prie pour que Josué ne succombe pas à leur influence. Pourquoi n’a-t-il pas prié pour les douze explorateurs, et encore une fois, pourquoi les a-t-il envoyés s’il pensait que c’était voué à l’échec ?
Et voici un dernier exemple qui montre qu’on a du mal à comprendre l’histoire. Moïse donne des instructions aux explorateurs pour leur mission : ils doivent inspecter la terre d’Israël. C’est un plan raisonnable avant de se lancer dans une situation dangereuse, et on leur dit d’observer le genre de personnes qui y vivent, comment elles vivent, leurs sources de nourriture, etc. D’après un midrach, Moïse leur a donné un conseil : s’ils vivent dans des villes ouvertes, cela signifie qu’ils sont forts, parce qu’ils ont confiance en eux. S’ils vivent dans des villes fortifiées, cela signifie qu’ils sont faibles, parce qu’ils comptent sur leurs défenses et leur technologie. Après toutes ces instructions détaillées, ils reviennent et décrivent en gros ce qu’ils ont vu. Ils rapportent que les habitants vivent à la fois dans des villes fortifiées et « sur la terre » (13:28), et que la nourriture est abondante. Quel était donc le problème avec ce compte rendu, au point que les explorateurs et toute leur génération aient été punis pour cela ?
On dirait que c’est la deuxième partie de leur rapport qui a posé problème, là où ils n’ont pas seulement rapporté les faits, mais aussi donné leur avis : « On ne peut pas attaquer ce peuple, il est plus fort que nous. » Personne ne leur avait demandé d’interpréter les faits, ça dépassait le cadre de leur mission. Mais cela ne suffit pas à expliquer la colère divine. Calev, l’un des « bons » explorateurs, interprète les mêmes faits dans le sens opposé : « Montons, montons-y et prenons-en possession, car certes nous en serons vainqueurs! » (13:30).
Je pense qu’une partie de ce qui se passe ici, c’est que toutes les contradictions et tensions que j’ai présentées font partie de la réalité paradoxale et confuse que nous appelons la vraie vie. Les douze personnes qui ont été choisies étaient-elles bonnes ou mauvaises ? Elles avaient le potentiel d’être l’un ou l’autre, et tout ce qui se trouve entre les deux. La terre d’Israël était-elle bonne ou mauvaise ? Elle avait et a toujours le potentiel d’être l’un ou l’autre, et tout ce qui se trouve entre les deux. Le peuple allait-il réussir à entrer dans le pays, et la guerre était-elle une stratégie appropriée ? Peut-être que oui, peut-être que non, et toutes les nuances entre les deux. Les catégories simplistes ne décrivent pas très bien notre monde chaotique.
[Ça me rappelle un de mes passages préférés dans les écrits de Rebbe Nahman de Breslov. Il essaie d’expliquer ce que veut dire le mot « Rabbi ».
רֹאשׁ בְּנֵי יִשְׂרָאֵל (שמות ל׳:י״ב) – רָאשֵׁי־תֵּבוֹת רַבִּי. וּלְהֵפֶךְ רְשָׁעִים בַּחֹשֶׁךְ יִדָּמוּ (שמואל־א ב) – רָאשֵׁי־תֵּבוֹת רַבִּי
« Rosh B’nei Yisrael » (Les chefs des enfants d’Israël). Les premières lettres forment le mot RABI. À l’inverse, les premières lettres de « R’sha’im Bahoshekh Yidamou » (Les méchants se tairont dans les ténèbres) (1 Samuel 2:9) forment également le mot RABI. (LM I:111)
On pourrait interpréter ça comme signifiant que certains rabbins sont des chefs et que d’autres sont méchants. Mais plus fondamentalement, il dit ici que chaque rabbin est les deux, ou a le potentiel d’être les deux. Même l’idée que le vrai sens des mots peut être trouvé en les considérant comme l’acronyme d’une autre phrase implique que chaque mot a une infinité de « vrais significations ».]
Ce que les dix explorateurs ont fait, c’est réduire les possibilités infinies de l’avenir du peuple à un seul rejet : ils sont trop forts, laissons tomber.
Bien sûr, se contenter de dire que tout est vrai et que tout est possible, c’est aussi éviter de se confronter à la réalité. En fin de compte, il faut faire des choix et agir. Devaient-ils attaquer les ennemis qui occupaient le pays ou non ? Lorsque Moïse sélectionne les explorateurs, ceux-ci ont bien sûr le potentiel d’être à la fois des anachim, des hommes exceptionnels, ou des méchants, comme tout le monde. Mais il ne peut se contenter de cette perception de leur potentiel, il doit prendre une décision.
Ce qu’il fait, cependant, en plus de choisir, c’est prier. Quand il prie pour que Josué soit sauvé des autres, il est conscient que tout peut arriver, du meilleur au pire, et il prie pour que le bien l’emporte finalement. Que peut-il faire de plus ? Si on y regarde de plus près, la réponse de Caleb n’est pas la même que celle des autres explorateurs. Ils ont affirmé catégoriquement:
« לֹ֥א נוּכַ֖ל לַעֲל֣וֹת אֶל־הָעָ֑ם כִּֽי־חָזָ֥ק ה֖וּא מִמֶּֽנּוּ »
« nous ne pouvons pas monter contre ce peuple, il est plus puissant que nous ».
Caleb interprète, lui aussi, les faits, mais cette fois de manière positive, et la tournure grammaticale est différente. Ma femme me dit qu’il utilise la modalité cohortative quand il dit :
וַיַּ֧הַס כָּלֵ֛ב אֶת־הָעָ֖ם אֶל־מֹשֶׁ֑ה וַיֹּ֗אמֶר עָלֹ֤ה נַעֲלֶה֙ וְיָרַ֣שְׁנוּ אֹתָ֔הּ כִּֽי־יָכ֥וֹל נוּכַ֖ל לָֽהּ
Caleb fit taire le peuple soulevé contre Moïse, et dit: “Montons, montons-y et prenons-en possession, car certes nous en serons vainqueurs!” (Nombres 13:30)
Il ne réduit pas les possibilités comme le font les autres, en posant une seule affirmation catégorique et en rejetant tout le reste. Il reconnaît que toutes les possibilités existent, tout en encourageant et en priant pour que le meilleur l’emporte. C’est l’attitude que la Torah attend de nous.
Si je peux dire une chose à propos de La Situation, c’est que la seule réponse juste, ici dans la synagogue, est celle de l’espoir et de la prière. Cette semaine a été terrible en Israël, nos cœurs ont été déchirés par les images de peur et de destruction qui nous parviennent de là-bas. Les guerres sont généralement plus faciles à commencer qu’à terminer, et nous ne savons pas ce que nous réservent les semaines à venir. Mais c’est précisément cette incertitude qui peut s’exprimer ici : parmi toutes les issues possibles, nous prions avec ferveur pour que la paix et la tranquillité que nous méritons soient accordées.
Chabbat chalom !