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Toldot 5777

Dracha prononcée le 2 décembre 2016 par Catherine Chalier

Pour Aline, notre présidente, à l’approche de son anniversaire.

            Dans la Paracha Toldot que nous lisons cette semaine, nous sommes témoins de plusieurs épisodes qui mettent en scène les rapports hautement  conflictuels entre les deux frères jumeaux que sont Jacob et Esaü. Je voudrais d’abord m’arrêter à l’épisode de la vente de  son droit d’aînesse par Esaü et cela pour un plat de lentilles, en me demandant avec Simon Wieseltier dans son très beau livre intitulé Kaddish ([1]) si l’échange des questions entre les deux frères n’a pas une portée philosophique. Je rappelle brièvement l’échange : « Un jour, Jacob, faisait  cuire un potage, quand Esaü revint des champs, fatigué. Esaü dit à Jacob : ‘Laisse-moi avaler, je te prie, de ce mets rouge, car je suis fatigué.’ (…) Jacob dit : ‘Vends-moi d’abord ton droit d’aînesse’. Esaü répondit : ‘Certes, je marche à la mort, à quoi me sert donc le droit d’aînesse ?’. Jacob dit : ‘Jure-le moi dès à présent.’ Il lui fit le serment, et il vendit son droit d’aînesse à Jacob. » (Gn 25, 29-33). Les commentaires sont généralement très sévères envers Esaü, Rachi qui voit dans l’orthographe défective du mot « jumeaux » (tomim au lieu de teomim) la preuve grammaticale que l’un d’entre eux était ‘juste’ et l’autre ‘impie’, dit par exemple qu’Esaü était surtout fatigué de tuer et il explique que sa mort serait le châtiment  de toutes les violations de son droit d’aînesse dont il voulait précisément pour cela se débarrasser. En l’occurrence, le jour de cet échange aurait été celui du premier repas de deuil pour Abraham – mort, selon Rachi, pour ne pas voir l’un de ses petits-fils devenir mauvais – et Esaü ne voulait pas, au titre d’aîné, prendre la responsabilité de conduire le culte de deuil.

            Mais peut-être faut-il voir aussi que la question d’Esaü est légitime, c’est une question philosophique : la mortalité n’ôte-t-elle pas tout son goût, sa saveur et son sens (taam) à la vie ? Esaü ne serait alors pas tant un « mauvais » qu’un sceptique. Quant à Jacob, il veut le droit d’aînesse pour la même raison qu’Esaü n’en veut plus : précisément parce qu’il sait qu’il mourra lui aussi et que le droit d’aînesse – la transmission du Judaïsme, pour le dire vite – ne doit pas mourir avec lui. Le choix est donc entre le droit d’aînesse et la perpétuité de la tradition. L’un et l’autre savent qu’ils mourront, pour l’un cela ôte tout sens à sa vie, pour l’autre cela passe par l’urgence de devenir l’aîné pour transmettre l’héritage d’Isaac. C’est une interprétation d’autant plus recevable que le plat de lentilles, comme mentionné à l’instant, était aussi un plat de consolation après la mort d’Abraham. Pourquoi des lentilles ? Parce  que, selon Rachi, elles sont refermées sur elles-mêmes à l’image de la personne en deuil dont les lèvres sont closes.

            Un peu plus loin, un autre épisode – lui aussi lié à la nourriture – oppose à nouveau les deux frères. Isaac qui sent la mort venir  demande à Esaü de lui préparer un plat qu’il aime et il lui promet de lui donner alors sa bénédiction avant de mourir (Gn 27, 7). Rébecca a entendu la conversation et elle donne à Jacob l’injonction de se substituer à Esaü, de préparer ce plat et de recevoir la bénédiction à sa place. N’a-t-il pas déjà obtenu le droit d’aînesse ? Le destin des frères semble donc de s’opposer, violemment ou subtilement. Le subterfuge réussit et Jacob reçoit la bénédiction : « Puisse-t-Il t’enrichir le Seigneur, de la rosée des cieux et des sucs de la terre, d’une abondance de moissons et de vendanges ! Que des peuples t’obéissent ! Que des nations tombent à tes pieds ! Sois le chef de tes frères, et que les fils de ta mère se prosternent devant toi ! Malédiction à qui te maudira. Et qui te bénira soit béni » (Gn 27, 28-29). Et pourtant Isaac n’est pas si sûr que cela que ce soit Esaü qui soit devant lui, il a des doutes mais Jacob parvient à les lever et donc à le tromper. Isaac est aveugle : il ne voit pas le visage de Jacob, il le tâte, il goûte la nourriture, il hume l’odeur de ses vêtements, il entend sa voix  et finalement il se fie à la voix. Il bénit Jacob parce qu’il ne voit pas son visage.

            Puis quand Esaü arrive avec son plat, sûrement préparé avec soin, il pousse des cris douloureux en entendant son père lui dire qu’il a donné sa bénédiction à son frère qui l’a trompé. Esaü le supplie de lui donner au moins une autre bénédiction, ce qu’Isaac fait : « Une grasse contrée sera ton domaine, et les  cieux t’enverront leur rosée, mais tu vivras à la pointe de ton épée : tu seras tributaire de ton frère. Pourtant après avoir plié sous le joug, ton cou s’en affranchira » (Gn 27, 39-40). Comme l’écrit Jonathan Sacks, « en lisant ce passage nous ne pouvons que nous identifier à Isaac et à Esaü et non à Jacob » ([2]).

            Plus tard, au moment de son retour après son exil près de Laban, le vocabulaire de la vision du visage sera très présent dans la vie de Jacob. Je résume brièvement : il combattra avec un ange dans un lieu qu’il nommera Péniel, c’est-à-dire « Face divine », « parce que J’ai vu un être divin face à face et que ma vie est restée sauve » (Gn 32, 31) ;  puis quand il traversera le Yabbok avec femmes et enfants et qu’il aura peur d’Esaü qui s’avance vers eux, il préparera des cadeaux  pour apaiser sa face : « puis je regarderai son visage, peut-être deviendra-t-il bienveillant pour moi » (Gn 32, 21) ; enfin après ses retrouvailles avec son frère, il dira : « J’ai regardé ta face comme on regarde la face d’un puissant et que tu m’as agrée » (Gn 33, 10).  Dans tous ces passages, Jacob renverse le rôle qui lui a été attribué par la parole paternelle ! Et ce renversement se fait autour du visage enfin perçu.

            Mais, comme le remarque Jonathan Sacks, il y avait eu une seconde bénédiction. Une bénédiction d’Isaac à Jacob une fois qu’il se soit rendu compte de l’usurpation, une bénédiction reçue par Jacob sans tromperie  cette fois, au moment où il fuit  vers Laban : « Que le Dieu te bénisse et te fasse croître et multiplier et que tu deviennes un ensemble de peuples. Qu’Il t’attribue la bénédiction d’Abraham, à toi et à ta postérité, en te faisant possesseur de la terre de tes pérégrinations, que Dieu a donnée à Abraham » (Gn 28, 3-4). Cette bénédiction là est complètement différente de la première donnée par Isaac alors qu’il pensait s’adresser à Esaü. La première bénédiction parlait de richesse, de pouvoir (être le chef de tes frères) ; la seconde parle d’enfants et de terre (la terre promise à Abraham). Or, comme l’écrit Jonathan Sacks ([3]), « les enfants et la terre sont les bénédictions de l’alliance (…) ce sont elles qui prédominent dans le livre de la Genèse ». Par contre la richesse et le pouvoir n’ont rien à voir avec l’alliance. « Ce qu’Isaac fait, lors de la seconde bénédiction, conclut-il, est de transmettre l’héritage d’Abraham à Jacob : c’est toi qui continuera l’alliance dans le futur ».

            Or cette seconde bénédiction est faite au moment où Isaac sait qu’il a devant lui Jacob. La bénédiction qu’il avait faite à Jacob croyant qu’il était Esaü correspondait  au caractère de ce dernier : c’était un homme fort, ayant le goût de la chasse… et Isaac l’aimait. Il l’aimait tout en sachant que la continuation de l’alliance passerait par Jacob. Jonathan Sacks écrit : « Isaac aimait Esaü pour ce qu’il était non pour ce  qu’il n’était pas. Il voulait lui donner des bénédictions qui lui soient appropriées : la richesse et le pouvoir. » « La première bénédiction que Jacob avait reçue n’était donc pas pour lui ». Isaac lui en réservait une autre qu’il lui donna donc plus tard sachant qui il était. « Pour recevoir cette bénédiction là, Jacob n’avait besoin d’aucun déguisement ».

            Pour recevoir cette bénédiction – la sienne – Jacob devait donc cesser de vouloir imiter son frère (ce qui se produit souvent dans les familles, presque toujours pour le pire). Il lui fallait seulement – mais c’est difficile – être lui-même. Jonathan Sacks conclut : « Il est maintenant très clair que Jacob, lorsqu’il rencontre Esaü vingt-deux ans plus tard, veut lui rendre la bénédiction qu’il lui avait prise tant d’années auparavant » ([4]). Le bétail envoyé représente la richesse, les prosternations devant lui, le pouvoir. Jacob n’en avait plus besoin. Il dit : « J’ai tout (iéch li cal) » (Gn 33, 11), soit encore je n’ai pas besoin de la richesse et du pouvoir. Il lui rend sa bénédiction.

            Plusieurs commentateurs expliquent d’ailleurs que la lutte avec l’ange était en fait la lutte avec l’ange d’Esaü, avec sa hantise en l’âme de Jacob. Jacob voulait que l’ange le bénisse et l’ange le fait d’une façon étrange : il ne lui promet pas une vie sans conflits puisque son nom nouveau Israël signifie combat mais un combat différent. « Jadis tu combattais pour être Esaü, maintenant tu combattras pour être toi-même. Jadis tu t’agrippais au talon de ton frère (Gn 25, 26), maintenant tu t’agripperas à Dieu. Tu ne Le laisseras pas te quitter et Il ne te laissera pas » ([5]).

            Pour conclure, je soulignerai avec Jonathan Sacks toujours, que dans cette perspective, «  le choix de Jacob ne signifie pas le rejet d’Esaü » ([6] ). Lui aussi a reçu une bénédiction. Cela me semble très important à souligner car nous cédons trop facilement aux lectures manichéennes des grands personnages bibliques en oubliant qu’ils symbolisent aussi des aspects de notre propre âme.

            R. Shmuel Bornstein, dans son Chem miChemuel ([7]) enseigne qu’Abraham apporta une lumière qui éclaira les ténèbres du monde, qu’Isaac accrut l’intensité de cette lumière et qu’avec Jacob celle-ci grandit encore. Si les patriarches et les matriarches sont des signes pour leurs descendants (siman labanim velabanot), cela signifie que chacun et chacune peut faire grandir la clarté dans notre sombre monde, mais pour cela il ne faut pas se tromper de bénédiction, croire que celle dont apparemment jouit autrui est meilleure que la nôtre, s’en sentir dépité, l’envier et vouloir la lui prendre. Il faut se rendre disponible pour recevoir sa bénédiction à soi, c’est la  seule qui puisse avoir du taam – sens, goût, saveur – pour nous, pour notre prochain et pour le monde.

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