Célébrer la vie
La paracha de cette semaine continue le long discours de Moïse au peuple d’Israël. Après leur avoir rappelé les lois rituelles, il change de sujet et insiste sur l’importance d’avoir des juges et, surtout, qu’ils rendent des jugements justes et poursuivent la justice. Quelles autres qualités un juge devrait-il avoir ?
Au tout début du livre de l’Exode, lorsque Moïse sépare une dispute entre deux esclaves hébreux, ceux-ci se tournent vers lui et lui disent (Exode 2:14) : « Qui t’a fait notre seigneur et notre juge ? » Selon un midrach, ils lui disaient en fait : « Tu n’as que vingt ans, et un juge doit en avoir quarante — pour qui te prends-tu ? » En fait, l’âge du juge fait débat : certains avancent treize ans, d’autres dix-huit, tandis que d’autres insistent sur quarante (Hoshen Mishpat 7:3, cf. Pit’hei Téchouva). Un débat similaire existe concernant les rabbins, le Choulhan Aroukh (YD 242:31) conseillant de ne pas prendre de décisions halakhiques avant l’âge de quarante ans. Cela provient d’un passage du Talmud (Avoda Zara 19b), qui maudit à la fois ceux qui prennent des décisions halakhiques avant l’âge de 40 ans et ceux qui sont capables de prendre ces décisions après cet âge, mais qui ne le font pas.
Tout ça m’intéresse parce qu’aujourd’hui, c’est mon 40e anniversaire, et je cherche à comprendre la signification de ce jour, s’il en a une. Il y a une Michna assez célèbre qui décrit les différentes décennies de la vie d’une personne :
…בֶּן עֶשְׂרִים לִרְדֹּף, בֶּן שְׁלשִׁים לַכֹּחַ, בֶּן אַרְבָּעִים לַבִּינָה, בֶּן חֲמִשִּׁים לָעֵצָה, בֶּן שִׁשִּׁים לַזִּקְנָה, בֶּן שִׁבְעִים לַשֵּׂיבָה, בֶּן שְׁמֹנִים לַגְּבוּרָה, בֶּן תִּשְׁעִים לָשׁוּחַ, בֶּן מֵאָה כְּאִלּוּ מֵת וְעָבַר וּבָטֵל מִן הָעוֹלָם
…à vingt ans, à se vouer [à la vie professionnelle]; à trente ans, à la puissance; à quarante, à la sagesse; à cinquante ans, [on est apte] à donner des conseils; à soixante ans, au statut d’ancienneté; à soixante-dix ans, à celui de la vénérabilité [de l’accomplissement]; à quatre-vingts ans à celui de la gloire [du surpassement]; à quatre-vingt-dix ans, [on en arrive] à la méditation; à cent ans, on est comme mort, comme n’étant déjà plus de ce monde. [Avot 5:21]
Toutes ces descriptions sont discutables, certaines sont insultantes et beaucoup restent assez mystérieuses, et bien sûr, chaque personne est différente. Je me demande si j’ai la sagesse nécessaire pour comprendre ce que signifie arbai’m lebinah, « à quarante ans — la sagesse ». Ce que j’ai remarqué, c’est que même si en hébreu moderne, le verbe lehavin signifie « comprendre », en hébreu classique, il a aussi le sens d’enseigner ou de faire comprendre à quelqu’un d’autre (cf. Néhémie 8:8, Avoda Zara 3:5). J’aime l’idée que ce soit les deux à la fois, que pour bien comprendre, il faut savoir formuler, clarifier et transmettre à autrui; et que, bien sûr, pour enseigner quelque chose, il faut bien le comprendre. Cette idée correspond bien à la métaphore kabbalistique, où l’attribut divin de Binah, la compréhension, est souvent exprimé dans un langage maternel de réception et de don. Binah reçoit toujours la force et l’inspiration de son partenaire Hokhmah, l’intuition, et donne naissance aux sefirot inférieures, d’autres aspects de Dieu dans le monde tels que la bienveillance, la justice et la beauté.
Désolé si je vous ai perdu avec ce langage kabbalistique, mais c’est aussi un thème qui s’invite à l’occasion de cet anniversaire. Il y a cette idée qui circule selon laquelle on ne devrait pas étudier la kabbale avant l’âge de quarante ans. [Quand j’avais 10 ou 11 ans, mon meilleur ami m’avait dit que son oncle à Bagdad avait lu le livre du Zohar et était devenu fou, et qu’il n’avait été guéri qu’après avoir enterré le livre dans le jardin. Une fois, on est allés à la bibliothèque de l’école, nous avons trouvé le Zohar et l’avons feuilleté avec appréhension, sans comprendre presque rien à ce qu’on lisait.] Mais quelle est l’origine de cette idée selon laquelle on ne devrait pas étudier la Kabbale avant quarante ans?
Le chercheur Moshé Idel a beaucoup investigué là-dessus et a trouvé que ça venait d’une interdiction islamique du Moyen Âge concernant l’étude de la philosophie avant qu’on ait quarante ans, parce qu’on estimait qu’après quarante ans, la force physique commence à baisser, tandis que les capacités intellectuelles peuvent dominer l’âme. Les juifs ont repris cette idée et, à une époque, il était déconseillé d’étudier Maïmonide avant l’âge de quarante ans, avant que ça s’applique aussi aux livres sur le mysticisme juif. Quoi qu’il en soit, j’avoue avoir transgressé ce tabou il y a longtemps et être fasciné par le Zohar depuis des années, mais je comprends aussi les risques de se perdre sans une préparation ou une perspective appropriées. Néanmoins, je pense que l’esprit est un bon filtre : on peut lire toujours ces ouvrages avec humilité, sans prétendre les maîtriser. Ce que l’on ne comprend pas, on n’est probablement pas encore censé le comprendre.
Je me rends compte aussi que je m’adresse à un auditoire dont plusieurs membres sont plus âgés et beaucoup plus sages que moi, et qui sont probablement amusés par toutes ces réflexions sur l’âge de quarante ans, pensant que je suis naïf et ridicule. C’est probablement vrai. Et il y a des personnes plus âgées, voire des chefs d’État, qui agissent comme des enfants, et des personnes plus jeunes empreintes de sagesse. Alors, y a-t-il quelque chose de significatif dans cette catégorisation des âges ? Je n’en suis pas sûr.
J’ai récemment découvert un passage bouleversant du journal spirituel de Kalonymus Kalman Shapiro, le Piaseczner Rebbe. Il est surtout connu pour ses enseignements poignants dans le ghetto de Varsovie pendant la Shoah, mais ici, il s’adresse à lui-même en 1929, peu avant son quarantième anniversaire. J’aimerais partager un court extrait de cette lettre :
ב״ה נכנסתי כבר בשנת הארבעים לימי חיי, ובעוד איזה חדשים אהי׳ אי״ה בן ארבעים שלמים, זאת אומרת, שכבר יתחילו הימי ירידה שלי, וכבר אתחיל להזדקן. לבי ירא ויפחד. לא מן הליכות שנותי כ״כ אני מפרכס, כי לכך נוצרתי. רק מן דלות שנותי, שעברו ועוברות בדלות ורקות, בשפלות וקטנות… ומה אקבל עלי, ללמוד יותר. כמדומני שמה שאפשר לי שלא ללכת בטל אינני הולך בטל. להתרחק מן התאות. אם אין יצרי מרמה אותי, ב״ה אינני משועבד כ״כ לתאוה גופנית ח״ו. ומה חסר לי. פשוט להיות יהודי, חסר לי. דומה אני בעיני כצורת אדם מצוירת, שהכל בה, הגוונים הצורה וכו׳, רק אחת חסירה, הנשמה חסרה. רבש״ע צופה ומביט כל נעלם, לפניך אתודה ומלפניך אתחנן, מושלך ומרוחק אני ממך ומכל היכליך הרחק מאד, פשוט רוצה אני מעתה להתגייר, ולהיות מעתה יהודי. רבש״ע הושיעני שלא אכלה את שארית שנותי בין חמרי אתני וכלבי. קרב אותי אליך והכניסני היכל לפנים מהיכל, קשור אותי אליך, לעולם ועד מתוך הרחבה
Barouh Hachem! Béni soit Dieu, car je suis entré dans la quarantième année de ma vie. Dans quelques mois, si Dieu le veut, j’aurai atteint quarante années entières, ce qui veut dire que le temps de la descente commencera, et que je deviendrai vieux.
Mon coeur est plein d’effroi et de crainte. Ce n’est pas tant le passage du temps qui me fait trembler, car c’est pour cela que j’ai été créé. Mais plutôt, l’aspect peu profond de mes jours, qui ont passé et passent maintenant, oui peu profond : vide et petitesse. Ô fils d’homme, fils d’homme ! Tes jours ont passé, et ce n’est que quand le moment de la descente arrive, quand tu sens la mort approcher, que tu te décides à faire un retour sur toi…
Dois-je accepter d’étudier davantage? Je sens qu’à chaque fois que se présente une occasion d’être paresseux, je ne la saisis pas. Pour ce qui est des pulsions de base, sauf si je suis dupé, barouh hachem je ne suis plus attaché à aucune pulsion physique. De quoi est-ce que je manque? Il me manque… juste d’être un Juif. Je me conçois comme l’esquisse d’un homme, avec tout ce qu’il lui faut, les couleurs, les formes. La seule chose qui manque c’est l’âme.
Ribono shel Olam, Maître du Monde, qui voit toutes choses cachées, je me confesse à toi et je t’implore. Je suis rejeté loin de toi, si loin de ton palais. Tout ce que je demande maintenant, c’est de me convertir, je veux simplement devenir juif. Ribono shel Olam, sauve-moi, ne me laisse pas passer le reste de ma vie entre des ânes et des chiens, rapproche-moi, amène-moi dans la chambre à l’intérieur de la chambre, attache-moi à toi pour l’éternité, avec ouverture. (Tzav V’Zeiruz 19, traduction française par Noémi E.)
D’après ce que je comprends de cette lettre, avoir quarante ans n’a pas vraiment d’importance. Ça pourrait être dix-huit ou quatre-vingts ans. Mais c’est un rappel pour être soi-même. C’est incroyable à quel point cette chose si simple est difficile ! C’est un juif qui veut se convertir au judaïsme, il veut ressentir l’émerveillement et l’excitation de voir tout tel qu’il est, nouveau et passionnant. Un anniversaire, c’est l’occasion de se souvenir du jour de sa naissance, de faire de ce jour le premier jour du reste de sa vie.
En cette période qui précède Roch Hachana, le nouvel an, il me semble approprié de rappeler à chacun ici cette opportunité, cette possibilité de se renouveler. Puissions-nous avoir la sagesse d’apprendre et d’enseigner, de transmettre et de créer, de nous éveiller et de devenir de plus en plus les personnes que nous devrions être.
Chabbat chalom !