Trouver des mots pour expliquer l’inexplicable
Il existe une coutume juive française peu connue qui consiste à jeûner le vendredi précédant la lecture de parachat Houkat, pour commémorer le brûlement du Talmud à Paris en 1242, qui eut lieu à cette date selon le calendrier hébraïque, il y a très exactement 783 ans et un jour. On est frappé par l’importance accordée au Talmud, non seulement par les Juifs qui ont vu dans cet incendie une tragédie nationale, mais aussi par les chrétiens : de la commande d’une traduction latine du Talmud en vue de son procès, à l’implication personnelle du roi Louis IX dans le procès, jusqu’à l’honneur accordé au discours de défense du rabbin Yehiel de Paris. Cette histoire dans son ensemble est fascinante, mais je veux juste me concentrer sur un témoignage de la façon dont l’événement a été perçu par les Juifs de l’époque. Il s’agit du récit de R. Zedekiah ben Abraham de Rome, qui a étudié avec des rabbins français à l’époque, ayant entendu parler de ce qui s’était passé :
ועל שאנו עוסקין בהלכות תענית ובענין שריפת התורה כתבנו זה לזכר על מה שאירע בימינו על רוב עונותנו אשר גרמו לנו ונשרפה תורת אלהינו בשנת חמשת אלפים וד’ שנים לבריאת העולם ביום ששי פרשת וזאת חקת התורה כעשרים וארבעה קרונות מלאים ספרי תלמוד והלכות והגדות נשרפו בצרפת כאשר שמענו שעשו שאילת חלום לדעת אם גזירה היא מאת הבורא והשיבו להם ודא גזירת אוריתא ופירושו ביום ו’ זאת חקת התורה היא הגזירה. ומאותו היום ואילך קבעוהו יחידים עליהם להתענות בו בכל שנה ושנה ביום ששי פרשת זאת חוקת התורה ולא קבעוהו לימי החודש
…Permettez-moi d’écrire sur les événements de notre époque. Car à cause de nos péchés, la Torah de notre Dieu a été brûlée en l’an 5004 selon la création du monde, le vendredi précédant la lecture de la parachat Houkkat. Environ 24 wagons remplis de livres du Talmud, de la halakha et de l’aggada ont été brûlés en France. Nous avons entendu qu’ils [les rabbins] ont fait une question en rêve pour savoir s’il s’agissait d’un décret divin, et il leur a été répondu : voici le décret de la Torah. Ils en déduisirent que le vendredi de Houkkat était le jour du décret. Et à partir de ce jour, certains individus résolurent de jeûner ce vendredi chaque année, avant la lecture de Houkkat. (Shibolei Haleket 263)
Ce qui est fascinant dans ce récit, c’est que le blâme n’est pas placé sur le pape, le roi de France ou le christianisme, mais qu’il est considéré comme une punition pour les Juifs et la volonté de Dieu. La réponse donnée aux rabbins dans leur question-en-rêve [qui est en soi une technique intéressante sur laquelle j’ai écrit ailleurs !] est le verset inaugural de notre paracha : « Voici le décret de la Torah ».
Le contexte de ce verset est la bizarre cérémonie de purification liée aux cendres de la vache rousse, devenue paradigmatique d’un hok, une loi divine sans fondement rationnel. Rachi nous fait part de son célèbre commentaire :
זאת חקת התורה. לְפִי שֶׁהַשָּׂטָן וְאֻמּוֹת הָעוֹלָם מוֹנִין אֶת יִשְׂרָאֵל, לוֹמַר מַה הַמִּצְוָה הַזֹּאת וּמַה טַּעַם יֵשׁ בָּהּ? לְפִיכָךְ כָּתַב בָּהּ חֻקָּה — גְּזֵרָה הִיא מִלְּפָנַי, אֵין לְךָ רְשׁוּת לְהַרְהֵר אַחֲרֶיהָ
Satan et les nations du monde se moquent d’Israël en disant : « Quel est ce commandement et quelle est sa raison d’être ? » C’est pour cette raison que l’Écriture utilise le terme Houka, qui sous-entend : C’est un décret de Ma part, vous n’avez pas le droit de le critiquer. (Rachi sur Nombres 19:2).
Dans le passage talmudique cité par Rachi (Yoma 67b), d’autres exemples de houkim sont donnés [en fait, la vache rousse elle-même n’est pas mentionnée dans la liste talmudique !], par exemple la cérémonie du bouc émissaire à Yom Kippour, l’interdiction de porter certains mélanges de tissus et l’interdiction de manger du porc. Aucune de ces règles n’a de sens rationnel, mais le peuple juif est censé les respecter.
Cette semaine, je parlais à quelqu’un qui avait participé à un cours que j’avais donné sur les lois de la cacheroute, où j’avais plus ou moins parlé dans ce sens. Je suis toujours sceptique face aux affirmations selon lesquelles la nourriture cachère est saine ou bénéfique, ou même que l’autodiscipline qui accompagne la pratique de la cacherout est « le but ». Cela fait partie du système juif que j’aime et que je m’efforce de vivre, et c’est tout. La personne qui m’avait entendu expliquer tout cela m’a dit qu’elle essayait de dire à sa fille qu’elle ne pouvait pas manger un yaourt après un repas de viande, et que mon explication n’avait pas convaincu. Elle n’était pas capable de dire « parce que je l’ai dit » ou « parce que Dieu l’a dit » ou même « parce que le rabbin Josh l’a dit ». Les parents ont donc demandé à ChatGPT une explication accessible à un jeune enfant, et ils ont donc trouvé quelque chose à propos du respect des animaux, et ça a marché.
Que penser de cet incident ? D’une part, il confirme le caractère arbitraire des explications données aux pratiques religieuses : même si elles semblent bonnes, elles sont artificiellement intelligentes plutôt que la vérité divine. Mais d’un autre côté, j’ai laissé tomber cet enfant. C’est moi qui aurais dû être capable d’offrir une réponse, et non ChatGPT. On ne peut pas vraiment construire sa vie sur « Parce que Dieu l’a dit », on a besoin de meilleures histoires que ça, et même si on sait qu’elles ne sont pas toute la vérité, elles peuvent être puissantes. Rappelons encore que, lorsque le Talmud fut brûlé à Paris, beaucoup y virent une punition pour les Juifs français qui avaient brûlé les œuvres de Maïmonide quelques années plus tôt. Rabbeinou Yona de Girona eut tellement honte d’avoir parlé contre Maïmonide qu’il se repentit et consacra sa vie à ce que de telles disputes ne reviendraient pas déchirer la communauté juive.
Vers la fin de la paracha, nous avons l’histoire de Moïse frappant le rocher pour faire sortir de l’eau pour le peuple assoiffé d’Israël. Pour le punir, on lui dit qu’il mourra dans le désert et qu’il n’entrera jamais dans la terre promise. La nature de la transgression qui justifie une telle punition n’est pas tout à fait claire et, au fil des ans, de nombreux commentateurs ont tenté de répondre à cette question. Une suggestion intéressante est celle du chercheur de la Bible Jacob Milgrom, qui souligne que presque tous les rituels commandés par la Torah devaient être accomplis dans un silence absolu. Dans le monde antique, la parole était perçue comme l’expression des propres pouvoirs de la personne, et lorsque Moïse dit הֲמִן הַסֶּלַע הַזֶּה נוֹצִיא לָכֶם מָיִם, « de ce rocher nous pouvons faire sortir de l’eau pour vous ?», il sous-entend involontairement que le pouvoir est le sien et non celui de Dieu. En parlant ainsi, il transforme un miracle en simple tour de magie et se met à la place de Dieu. C’était ça, la transgression. [Pour en savoir plus, voir cet article].
Le problème de cette explication est qu’il s’agit de l’un des rares cas où la parole était impérative : Moïse est tenu de parler au rocher et de lui demander de faire jaillir de l’eau. Je dirais que le problème n’est pas que Moïse ait parlé, mais comment il a parlé. Je cite à nouveau le verset en entier :
וַיַּקְהִ֜לוּ מֹשֶׁ֧ה וְאַהֲרֹ֛ן אֶת־הַקָּהָ֖ל אֶל־פְּנֵ֣י הַסָּ֑לַע וַיֹּ֣אמֶר לָהֶ֗ם שִׁמְעוּ־נָא֙ הַמֹּרִ֔ים הֲמִן־הַסֶּ֣לַע הַזֶּ֔ה נוֹצִ֥יא לָכֶ֖ם מָֽיִם׃ וַיָּ֨רֶם מֹשֶׁ֜ה אֶת־יָד֗וֹ וַיַּ֧ךְ אֶת־הַסֶּ֛לַע בְּמַטֵּ֖הוּ פַּעֲמָ֑יִם וַיֵּצְאוּ֙ מַ֣יִם רַבִּ֔ים וַתֵּ֥שְׁתְּ הָעֵדָ֖ה וּבְעִירָֽם׃
Puis Moïse et Aaron convoquèrent l’assemblée devant le rocher, et il leur dit: “Or, écoutez, ô rebelles! Est-ce que de ce rocher nous pouvons faire sortir de l’eau pour vous?” Et Moïse leva la main, et il frappa le rocher de sa verge par deux fois; il en sortit de l’eau en abondance, et la communauté et ses bêtes en burent. (Nombres 20:10-11)
Il y a un temps pour la force et un temps pour la parole, et quand il s’agit de parler, notre choix de mots et de ton est également important. Il est vrai que le peuple s’était adressé à Moïse avec agressivité, mais un leader puissant ne devrait pas s’abaisser à répondre de la même façon : un langage calme et humble est une marque de force encore plus grande. Et trouver les mots pour expliquer l’inexplicable reste un défi qu’aucun de nous ne devrait éluder, même si les mots parfaits nous échappent toujours.
Chabbat shalom.