Par le rabbin Josh Weiner
Merci Zoëlle pour cette belle dracha et pour avoir mis en lumière ce lien mystérieux entre le mot « Omer » et l’idée de donner au-delà de ce qu’on mérite. En fait, je me suis longtemps posé des questions sur ce passage de la paracha, où, au milieu de la liste des fêtes et des sacrifices, on nous dit soudain de laisser les coins des champs pour les pauvres. Quel est le lien ? Tu as aussi mentionné le commandement de laisser les gerbes de blé oubliées (l’« Omer ») aux pauvres. J’ai toujours aimé cette mitsva, parce qu’elle ne peut pas être accomplie intentionnellement, seulement par accident, et il me semble que cela soit très rare et précieux.
Il y a une histoire un peu bizarre dans le Talmud avec un grand rabbin, Hanina ben Teradyon, qui était un sage érudit et aussi distributeur de charité.
אָמַר לוֹ: כְּלוּם מַעֲשֶׂה בָּא לְיָדֶךָ? אָמַר לוֹ: מָעוֹת שֶׁל פּוּרִים נִתְחַלְּפוּ לִי בְּמָעוֹת שֶׁל צְדָקָה וְחִלַּקְתִּים לַעֲנִיִּים. אָמַר לוֹ: אִם כֵּן, מֵחֶלְקְךָ יְהִי חֶלְקִי וּמִגּוֹרָלְךָ יְהִי גּוֹרָלִי
Rabbi Yosei ben Kisma a dit à Rabbi Ḥanina ben Teradyon : « Avez-vous déjà fait quelque chose de valable dans votre vie ? » Il a répondu : « Une fois, j’ai confondu les pièces que j’avais mises de côté pour le repas de Pourim avec des pièces destinées à la charité, et je les ai toutes distribuées aux pauvres à mes frais. » Rabbi Yosei ben Kisma lui a dit : « Si tel est le cas, que mon destin soit le même que le vôtre ! » (Avoda Zara 18a)
Je vais juste dire ce qui est évident, c’est que c’est surprenant que ce grand rabbin pense qu’il n’a fait qu’une seule mitsva dans toute sa vie, et ça par accident ! Mais c’est peut-être justement parce que c’était par accident qu’il a considéré ça comme une mitsva pure, une mitsva où on fait ce qu’il faut sans penser à une récompense, ou sans penser à quoi que ce soit. On croit souvent qu’il faut avoir une intention quand on fait les commandements, mais c’est dur de savoir quelle intention avoir. À quoi devrais-je penser quand j’entends le chofar, quand je mets les tefilin ou quand j’allume les bougies du chabbat ? Souvent, on est distrait ou on mélange nos pensées avec de mauvaises intentions (j’écoute le chofar pour que les gens autour de moi pensent que je suis un bon juif…). Nos pensées sont souvent instables et difficile à contrôler ! Mais certaines mitsvot se font tout simplement, et comme il n’y a aucune intention, on ne peut pas se tromper !
Comme on parle de la valeur de cette grande mitsva qu’est la Chikheha, « l’oubli », j’aimerais vous raconter une petite histoire qui m’est arrivée cette semaine. J’ai passé le début de la semaine à Budapest pour une conférence de rabbins Massorti venus de toute l’Europe. Ce fut très enrichissant et inspirant, et c’était sympa d’entendre les expériences des autres rabbins et de voir ce qui nous rapproche et ce qui nous distingue. J’étais de bonne humeur jusqu’à ce que j’arrive à l’aéroport et que je réalise que j’avais oublié mon passeport à l’hôtel. Que faire ? Je n’avais pas beaucoup de temps, mais j’ai appelé un ami qui est allé chercher le passeport et l’a donné à mon collègue, le rabbin Yeshaya Dalsace, qui a pris le taxi le plus lent de Hongrie pour venir me l’apporter. Pendant ce temps, j’attendais et je savais que ça allait être juste, même si le taxi arrivait à l’heure. J’ai fait un plan pour courir à travers l’aéroport et j’ai acheté un billet pour passer rapidement les contrôles de sécurité. L’ami qui avait retrouvé le passeport, le rabbin Oliver Joseph de Londres, savait que j’étais stressé et m’a écrit pour me dire que je devrais faire la tsédaka pendant que j’attendais. Bon, je n’avais rien d’autre à faire, alors je l’ai fait. Mon sauveur Yeshaya Dalsace est finalement arrivé, j’ai attrapé le passeport et j’ai couru comme un fou pour prendre le vol de retour vers Paris. Baroukh Hachem !
Mais comment faut-il comprendre ce conseil, celui de donner la tsédaka pour que quelque chose réussisse ? On pourrait penser que c’est le contraire de Chikheha, de la mitsva pure sans motif caché. Mais (j’y ai réfléchi dans l’avion), il y a un autre passage du Talmud qui complique les choses. Je cite :
תַנְיָא: הָאוֹמֵר ״סֶלַע זוֹ לִצְדָקָה בִּשְׁבִיל שֶׁיִּחְיֶה בְּנִי״ אוֹ ״שֶׁאֶהְיֶה בֶּן הָעוֹלָם הַבָּא״ — הֲרֵי זֶה צַדִּיק גָּמוּר
Celui qui dit : « Je donne cette pièce à la tsédaka pour que mon fils vive », ou : « Je la donne pour mériter le monde à venir » — c’est un juste accompli. (Pesahim 8a)
Pourquoi une telle personne est-elle considérée comme juste ? Ce n’est pas que je pense que c’est forcément une mauvaise chose d’accomplir une mitsva et de demander qu’un miracle se produise – je l’ai littéralement fait il y a quelques jours ! C’est très humain. Mais mon esprit rationnel en reste perplexe: pourquoi est-ce considéré comme si juste ?
Les Tossafistes, des commentateurs français du Moyen Âge, se sont penchés sur cette question et ont trouvé une réponse surprenante. Ils expliquent que la plupart des Juifs ne prennent pas vraiment au pied de la lettre ce qu’ils expriment dans ce genre de situations, et ils n’essaient pas vraiment de soudoyer Dieu. Ce qui se passe, c’est une prière sincère : fais que je ne rate pas mon avion, donne la santé à mes enfants. Si ça marche, on a fait une bonne action, presque malgré soi. Et si le souhait ne se réalise pas, on ne se sent pas vraiment lésé d’avoir donné la tsédaka, ce n’est plus ce qui compte vraiment, et donc là aussi, on a fait ce qu’il fallait sans s’y attarder, et ça reste une mitsva pure.
On peut peut-être voir le comptage de l’Omer de la même manière. Peut-être que tout cela n’est qu’un effet secondaire de l’offrande d’orge après Pessah, qui se termine sept semaines plus tard, à Chavouot. Ou bien peut-être est-ce l’inverse, et que Chavouot est un effet secondaire accidentel du comptage de l’Omer ! Soit on se concentre sur la mitsva qui consiste à compter sept semaines et on arrive accidentellement à Chavouot, soit, en comptant intentionnellement chaque jour jusqu’à la fête, on rend accidentellement chaque jour significatif. Dans les deux cas, cette période de l’année, qui accorde à chaque jour toute sa valeur et l’accueille pour ce qu’il est, nous donne une perspective puissante sur le monde. C’est justement parce qu’aujourd’hui ne ressemble ni à hier, ni à demain, qu’on sait que le changement et l’espoir sont toujours possibles.
N’oublions jamais cette possibilité… et n’oublions pas non plus nos passeports !
Chabbat chalom !!