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Miracles et responsabilité

« Puisqu’un miracle m’est arrivé, que je répare quelque chose dans ce monde. »

Par le rabbin Josh Weiner

La paracha de cette semaine rassemble plusieurs récits liés au retour de Jacob en terre de Canaan. Entre la rencontre avec Ésaü, où les deux frères connaissent une brève réconciliation, et le terrible épisode du viol de Dina suivi de la vengeance de ses frères — entre ces deux moments se glisse un verset court et apparemment simple :

וַיָּבֹ֩א יַעֲקֹ֨ב שָׁלֵ֜ם עִ֣יר שְׁכֶ֗ם אֲשֶׁר֙ בְּאֶ֣רֶץ כְּנַ֔עַן בְּבֹא֖וֹ מִפַּדַּ֣ן אֲרָ֑ם וַיִּ֖חַן אֶת־פְּנֵ֥י הָעִֽיר׃

Jacob vient, entier, dans la ville de Shekhèm, en terre de Kena‘ân à sa venue de Padân Arâm: il campe en face de la ville. (Genèse 33:18, traduction André Chouraqui).

Le sens le plus simple est qu’il arriva sans encombre et installa ses tentes aux abords de Shekhèm ; en effet, les versets suivants racontent qu’il y acheta un terrain et y bâtit un autel. Mais on peut également comprendre ces mots différemment : ויחן את פני העיר : quelque chose comme « il embellit la face de la ville ». Autrement dit, Jacob aurait fait quelque chose de bénéfique pour Shekhèm en y entrant.

Laissons un instant ce récit, pour revenir à un récit assez connu du Talmud, qui se trouve dans le même chapitre que les lois de Hanoucca.

דְּיָתְבִי רַבִּי יְהוּדָה וְרַבִּי יוֹסֵי וְרַבִּי שִׁמְעוֹן, וְיָתֵיב יְהוּדָה בֶּן גֵּרִים גַּבַּיְיהוּ. פָּתַח רַבִּי יְהוּדָה וְאָמַר: כַּמָּה נָאִים מַעֲשֵׂיהֶן שֶׁל אוּמָּה זוֹ: תִּקְּנוּ שְׁוָוקִים, תִּקְּנוּ גְּשָׁרִים, תִּקְנוּ מֶרְחֲצָאוֹת. רַבִּי יוֹסֵי שָׁתַק. נַעֲנָה רַבִּי שִׁמְעוֹן בֶּן יוֹחַאי וְאָמַר: כׇּל מַה שֶּׁתִּקְּנוּ, לֹא תִּקְּנוּ אֶלָּא לְצוֹרֶךְ עַצְמָן. תִּקְּנוּ שְׁוָוקִין — לְהוֹשִׁיב בָּהֶן זוֹנוֹת, מֶרְחֲצָאוֹת — לְעַדֵּן בָּהֶן עַצְמָן, גְּשָׁרִים — לִיטּוֹל מֵהֶן מֶכֶס. הָלַךְ יְהוּדָה בֶּן גֵּרִים וְסִיפֵּר דִּבְרֵיהֶם, וְנִשְׁמְעוּ לַמַּלְכוּת. אָמְרוּ: יְהוּדָה שֶׁעִילָּה — יִתְעַלֶּה. יוֹסֵי שֶׁשָּׁתַק — יִגְלֶה לְצִיפּוֹרִי. שִׁמְעוֹן שֶׁגִּינָּה — יֵהָרֵג

Rabbi Yehouda, Rabbi Yossé et Rabbi Chimon étaient assis ensemble, et Yehouda ben Guérim se trouvait à leurs côtés. Rabbi Yehouda prit la parole et dit : « Comme elles sont admirables, les actions de cette nation, les Romains : ils ont construit des marchés, ils ont construit des ponts, ils ont construit des bains publics. » Rabbi Yossé resta silencieux. Rabbi Chimon ben Yoḥaï répondit : « Tout ce qu’ils ont construit, ils ne l’ont construit que pour leur propre intérêt. Les marchés — pour y installer des prostituées ; les bains — pour se complaire dans leurs plaisirs ; les ponts — pour lever des taxes sur tous ceux qui les franchissent. » Yehouda ben Guérim alla rapporter leurs propos, jusqu’à ce qu’ils parviennent aux oreilles des autorités. Elles décrétèrent : « Yehouda, qui a loué le gouvernement romain, sera élevé et nommé à la tête des Sages. Yossé, qui est resté silencieux, sera exilé dans la ville de Tsippori, en Galilée. Et Chimon, qui a dénoncé le pouvoir, sera mis à mort. » (Chabbat 33b)

Le récit continue : Rabbi Chimon bar Yoḥaï et son fils Éliézer se réfugient dans une grotte pendant douze ans, pour échapper aux soldats romains. Un caroubier miraculeux et une source d’eau les soutiennent jour après jour, et ils étudient et prient tout le jour. Lorsque le prophète Élie vient leur annoncer que l’empereur est mort et qu’ils peuvent sortir, ils peinent à se réintégrer dans le monde.

נְפַקוּ, חֲזוֹ אִינָשֵׁי דְּקָא כָּרְבִי וְזָרְעִי, אָמְרִין: מַנִּיחִין חַיֵּי עוֹלָם וְעוֹסְקִין בְּחַיֵּי שָׁעָה. כׇּל מָקוֹם שֶׁנּוֹתְנִין עֵינֵיהֶן מִיָּד נִשְׂרָף. יָצְתָה בַּת קוֹל וְאָמְרָה לָהֶם: לְהַחֲרִיב עוֹלָמִי יְצָאתֶם?! חִיזְרוּ לִמְעָרַתְכֶם! הֲדוּר אֲזוּל אִיתִּיבוּ תְּרֵיסַר יַרְחֵי שַׁתָּא. אָמְרִי: מִשְׁפַּט רְשָׁעִים בְּגֵיהִנָּם שְׁנֵים עָשָׂר חֹדֶשׁ. יָצְתָה בַּת קוֹל וְאָמְרָה: צְאוּ מִמְּעָרַתְכֶם! נְפַקוּ. כָּל הֵיכָא דַּהֲוָה מָחֵי רַבִּי אֶלְעָזָר, הֲוָה מַסֵּי רַבִּי שִׁמְעוֹן. אָמַר לוֹ: בְּנִי, דַּי לָעוֹלָם אֲנִי וְאַתָּה

Ils sortirent de la grotte et virent des gens qui labouraient et semaient. Rabbi Chimon bar Yoḥaï s’exclama : « Ces hommes abandonnent la vie éternelle de l’étude de la Torah pour se consacrer à la vie passagère, à leur subsistance ? » Partout où Rabbi Chimon et son fils Rabbi Éléazar posaient le regard, tout était aussitôt consumé. Une Voix divine se fit entendre et leur dit : « Êtes-vous sortis de la grotte pour détruire Mon monde ? Retournez dans votre grotte. » Ils y retournèrent donc, pour y passer douze mois supplémentaires, après quoi ils ressortirent. Partout où Rabbi Éléazar brûlait de son regard, Rabbi Chimon guérissait…

Après douze années d’un soutien miraculeux et d’un dévouement absolu, ils ne parvenaient plus à accepter un monde où l’on semblait gaspiller son temps dans le travail, comme si l’on abandonnait la Torah. La grotte cesse alors d’être un refuge : elle devient une forme de sanction, destinée à les empêcher de réagir avec violence. Lorsqu’ils en sortent à nouveau, Rabbi Chimon, du moins, a compris la leçon : il comprend que chacun n’est pas tenu de se hisser à son niveau. Il empêche son fils de poursuivre la destruction. Le récit se prolonge par une rencontre avec un vieil homme qui se prépare pour le chabbat ; en voyant sa piété et son ardeur, ils retrouvent la paix intérieure et reconnaissent que le monde, tel qu’il est, possède une valeur véritable.

La suite du récit dans le Talmud est moins connue :

שְׁמַע רַבִּי פִּנְחָס בֶּן יָאִיר חַתְנֵיהּ וּנְפַק לְאַפֵּיהּ. עַיְּילֵיהּ לְבֵי בָנֵי, הֲוָה קָא אָרֵיךְ לֵיהּ לְבִישְׂרֵיהּ. חֲזָא דַּהֲוָה בֵּיהּ פִּילֵי בְּגוּפֵיהּ. הֲוָה קָא בָכֵי וְקָא נָתְרָן דִּמְעָת עֵינֵיהּ וְקָמְצַוְּחָא לֵיהּ. אָמַר לוֹ: אוֹי לִי שֶׁרְאִיתִיךָ בְּכָךְ. אָמַר לוֹ: אַשְׁרֶיךָ שֶׁרְאִיתַנִי בְּכָךְ, שֶׁאִילְמָלֵא לֹא רְאִיתַנִי בְּכָךְ — לֹא מָצָאתָ בִּי כָּךְ. דְּמֵעִיקָּרָא כִּי הֲוָה מַקְשֵׁי רַבִּי שִׁמְעוֹן בֶּן יוֹחַי קוּשְׁיָא, הֲוָה מְפָרֵק לֵיהּ רַבִּי פִּנְחָס בֶּן יָאִיר תְּרֵיסַר פֵּירוּקֵי. לְסוֹף, כִּי הֲוָה מַקְשֵׁי רַבִּי פִּנְחָס בֶּן יָאִיר קוּשְׁיָא — הֲוָה מְפָרֵק לֵיהּ רַבִּי שִׁמְעוֹן בֶּן יוֹחַי עֶשְׂרִין וְאַרְבְּעָה פֵּירוּ

Rabbi Pinḥas ben Yaïr, le gendre de Rabbi Chimon, l’apprit et sortit à sa rencontre. Il le conduisit aux bains et se mit à soigner sa peau. Il vit que le corps de Rabbi Chimon était couvert de gerçures. Il se mit à pleurer, et les larmes qui coulaient de ses yeux causaient de la douleur à Rabbi Chimon. Rabbi Pinḥas dit à son beau-père : « Malheur à moi de te voir ainsi. » Rabbi Chimon lui répondit : « Heureux es-tu de me voir ainsi, car si tu ne m’avais pas vu dans cet état, tu n’aurais pas trouvé en moi ce que je suis devenu. » Autrefois, lorsque Rabbi Chimon bar Yoḥaï soulevait une difficulté dans la Torah, Rabbi Pinḥas ben Yaïr y répondait par douze solutions. À présent, lorsque Rabbi Pinḥas ben Yaïr pose une question, Rabbi Chimon bar Yoḥaï y répond par vingt-quatre solutions.

Il y a quelque chose de profondément émouvant dans cette rencontre. De même que les yeux zélés de Rabbi Chimon pouvaient brûler les hommes dans les champs, les yeux empreints de compassion de Rabbi Pinḥas brûlent à présent la chair fragile de Rabbi Chimon. Celui-ci affirme que son esprit est plus important que son corps — ou peut-être même que la fragilité de son corps est la source de la grandeur de son esprit, une idée loin d’être dominante dans la littérature talmudique !

Et voici maintenant la partie du récit qui a récemment retenu mon attention :

אֲמַר: הוֹאִיל וְאִיתְרְחִישׁ נִיסָּא אֵיזִיל אַתְקֵין מִילְּתָא. דִּכְתִיב: ״וַיָּבֹא יַעֲקֹב שָׁלֵם״… אֲמַר: אִיכָּא מִילְּתָא דְּבָעֵי לְתַקּוֹנֵי? אֲמַרוּ לֵיהּ: אִיכָּא דּוּכְתָּא דְּאִית בֵּיהּ סְפֵק טוּמְאָה

Rabbi Chimon dit : « Puisqu’un miracle m’a été accordé, je veux aller réparer quelque chose pour le bien d’autrui, comme il est écrit : “Jacob vient, entier, dans la ville de Shekhèm… et il embellit la face de la ville”. » Il demanda : « Y a-t-il quelque chose qui nécessite une réparation ? » On lui répondit : « Il existe un endroit dont le statut d’impureté rituelle est incertain, et les cohanim ne peuvent y entrer. »

Rabbi Chimon ressent que la juste réponse à un miracle est le tikkoun ‘olam, la réparation du monde. En l’occurrence, il s’agissait pour lui de mobiliser son savoir et son autorité pour examiner le sol à la recherche de sépultures, et déterminer quels secteurs de la ville étaient purs. [Ceci est la version babylonienne du récit — dans le Talmud de Jérusalem et dans les midrachim, l’histoire se déroule autrement.] Dans le contexte narratif, une ambiguïté demeure : de quel miracle parle-t-il ? Très probablement des douze années passées dans la grotte qui l’ont sauvé de l’exécution romaine ; mais si tel est le cas, pourquoi cette réaction n’est-elle pas survenue immédiatement ? Peut-être fait-il plutôt référence à sa seconde sortie de la grotte, au fait d’avoir été empêché de détruire le monde. Cet élan de réparation comme réponse au miracle est puissant, et c’est peut-être le message que je souhaite préserver de ce récit. C’est comme si nous étions redevables envers un monde qui s’est montré bon envers nous, et que nous voulions lui rendre quelque chose.

À un niveau simple, nous voyons cela lorsque des personnes font un don à la tsédaka après un mariage, la naissance d’un enfant ou une bat-mitsva. Un miracle n’est pas seulement un événement objectif ; c’est une manière de regarder le monde, une prise de conscience qu’une bonté imméritée m’a touché. Si elle est imméritée, je devrais peut-être la refuser — et la seule manière juste de l’accueillir est peut-être d’y répondre par davantage de bonté envers autrui.

Il existe un autre modèle de tikkoun ‘olam, distinct mais sans doute complémentaire. Parfois, lorsque des épreuves nous atteignent, nous cherchons à rééquilibrer le monde en faisant plus de bien, en réparant ce qui peut l’être ; et même si nous ne pouvons pas corriger ce qui a été brisé à un endroit, nous essayons de l’améliorer ailleurs. Je pense à ceux qui, face à une crise lointaine, donnent leur sang ici, en France. Ce n’est pas rationnel, mais cela a un sens spirituel. Et oui, il semble y avoir une contradiction entre ces deux démarches : nous répondons aussi bien au bien immérité qu’au mal immérité — en accomplissant le bien. Et pourtant, telle est notre réponse.

[Je pense à Hélène Yaïche, qui célèbre aujourd’hui sa bat mitsva adulte. D’une certaine manière, c’est une forme de tikkoun dans ces deux dimensions. Cette paracha était celle de son père, dont la bar mitsva n’eut jamais lieu après après la destruction de leur synagogue par des émeutiers allemands lors de la Nuit de cristal, en novembre 1938. Et sa propre bat mitsva, ainsi qu’une formation religieuse structurée, n’eurent jamais lieu parce qu’elle était une fille. En réponse, elle a choisi de réparer le monde: lire la Torah aujourd’hui, après deux années d’étude, est un symbole fort. C’est à la fois un tikkoun, une réparation de ce qui fut brisé, et une réponse à ce qui est juste, émanant d’un lieu de santé, de force et de fierté. Baroukh Hachem.]

Rabbi Chimon cite Jacob comme modèle, ce qui nous ramène à notre paracha. Quel est donc le bien que Jacob accomplit lorsqu’il arriva à Shekhèm après avoir lui-même connu un miracle ? Le Talmud propose au moins trois réponses :

וְאָמַר רַב: שָׁלֵם בְּגוּפוֹ, שָׁלֵם בְּמָמוֹנוֹ, שָׁלֵם בְּתוֹרָתוֹ. ״וַיִּחַן אֶת פְּנֵי הָעִיר״, אָמַר רַב: מַטְבֵּעַ תִּיקֵּן לָהֶם, וּשְׁמוּאֵל אָמַר: שְׁוָוקִים תִּיקֵּן לָהֶם, וְרַבִּי יוֹחָנָן אָמַר: מֶרְחֲצָאוֹת תִּיקֵּן לָהֶם

Rav dit que le sens de « Jacob arriva shalem » est : entier dans son corps, entier dans ses biens, entier dans sa Torah. Et qu’a-t-il fait ensuite ? « Il embellit la face de la ville » : il accomplit des actes de générosité pour le bien de la cité. Rav dit : Jacob leur établit une monnaie. Et Chmouel dit : il leur établit des marchés. Et Rabbi Yoḥanan dit : il leur établit des bains publics.

À la différence de Rabbi Chimon, qui demeure dans le domaine du rituel et de la loi juive, Jacob s’engage dans l’économie de la ville, sous une forme ou une autre. Il reconnaît les miracles qui ont sauvé sa famille et lui-même, mais il donne au-delà de son cercle, aux habitants de Canaan. Ce qui frappe le plus, c’est que les exemples cités par le Talmud sont précisément ceux que les Romains avaient réalisés pour les habitants de la terre d’Israël, tels que les rabbins en discutaient au début du récit ! Rabbi Chimon affirmait que les Romains n’agissaient que pour leur propre intérêt, et il y a du vrai dans cette critique. Mais Rabbi Yehouda n’est pas dupe — et il deviendra l’un des plus grands de sa génération, cité à pratiquement chaque page du Talmud. Son regard, qui reconnaît qu’il peut y avoir du bien dans le monde même lorsqu’il vient de l’extérieur, est aussi une voix importante.

Nous approchons de Hanoucca, à huit jours de son commencement, moment où la question de notre manière de répondre à l’expérience du miracle se pose avec acuité. La première étape consiste sûrement à reconnaître la possibilité même de miracles, et de bontés imméritées dans notre monde : les lumières, les chants et les prières nous y préparent. La seconde étape est celle de la responsabilité : chercher comment améliorer le monde, un peu à la fois.

Chabbat chalom !

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