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Maléfiques et fidèles

Un commentaire de la paracha Ki Tavo 5785

Au-delà du bien et du mal, puis au-delà encore

[J’ai préparé par accident deux drachot pour ce week-end, mais je n’en ai partagé qu’une. Voici la première, qui n’a finalement pas été prononcée. Demain, j’enverrai celle qui l’a été. Vous êtes bien sûr libres de lire l’une, l’autre, les deux… ou aucune, selon votre temps et votre curiosité !]

La paracha de cette semaine se termine par quelques bénédictions, puis par une série de malédictions qui sont traditionnellement lues deux semaines avant Roch Hachana. Le lire une semaine avant serait trop effrayant ; on ne pourrait pas le supporter, alors on le lit deux semaines avant. Le Talmud dit que ce passage est lu à ce moment-là « afin que l’année écoulée et ses malédictions se terminent, et que la nouvelle commence avec ses bénédictions ». En quelque sorte, on veut se débarrasser de ces malédictions pour pouvoir commencer la nouvelle année et peut-être mériter plus de bénédictions.

Tout ce passage repose sur l’idée que bénédictions et malédictions sont les conséquences de nos choix. Le texte entier est précédé d’un « si » conditionnel. Si l’on suit les paroles de Dieu et que l’on agit avec justice et intégrité, le peuple et la terre seront bénis ; si on abandonne Dieu et qu’on agit avec cruauté, laissant l’injustice se répandre sans entrave, le peuple et la terre seront maudits. Maudits par quoi ? Lisez la paracha pour la liste complète des 98 malédictions, mais elles sont assez graves ! Toutes les plaies d’Égypte sont promises à ceux qui se détournent de Dieu et de la justice : « De plus, l’Éternel fera venir sur vous toutes les autres maladies et plaies qui ne sont pas mentionnées dans ce livre de la Torah, jusqu’à votre destruction totale. » Les plaies sont parfois décrites en détail, et parfois restent abstraites :

וְהִפְלָ֤א יְ—הֹוָה֙ אֶת־מַכֹּ֣תְךָ֔ וְאֵ֖ת מַכּ֣וֹת זַרְעֶ֑ךָ מַכּ֤וֹת גְּדֹלֹת֙ וְנֶ֣אֱמָנ֔וֹת וׇחֳלָיִ֖ם רָעִ֥ים וְנֶאֱמָנִֽים׃

L’Éternel donnera une gravité insigne à tes plaies et à celles de ta postérité: plaies intenses et tenaces, maladies cruelles et persistantes [ra’im vene’emanim, littéralement: maléfiques et fidèles]. (Deutéronome 28:59)

Je reviendrai dans un instant sur cette expression bizarre « ra’im vene’emanim ». Il faut comprendre que la grande préoccupation du livre du Deutéronome, c’est l’idolâtrie. On a bien sûr nos propres idoles aujourd’hui, comme les téléphones, les écrans, les célébrités, le consumérisme et le nationalisme. Mais le culte littéral des statues et des arbres qui était courant en Israël il y a 3 000 ans peut nous sembler bizarre.

Pour mieux comprendre ce sujet, j’ai pris un peu de temps cet été pour étudier le traité Avoda Zara, la partie du Talmud qui explique toutes les lois sur ce qui est véritablement interdit dans l’idolâtrie : la définition halakhique d’un dragon, quelles statues sont purement décoratives et lesquelles sont destinées au culte, et les relations entre les juifs et les non-juifs. On y trouve aussi une discussion intéressante entre un rabbin et un idolâtre. C’est un peu long, mais je veux le citer dans son intégralité:

אֲמַר לֵיהּ זוּנִין לְרַבִּי עֲקִיבָא: לִבִּי וְלִבָּךְ יָדַע דַּעֲבוֹדָה זָרָה לֵית בַּהּ מְשָׁשָׁא, וְהָא קָחָזֵינַן גַּבְרֵי דְּאָזְלִי כִּי מְתַבְּרִי וְאָתוּ כִּי מְצַמְּדִי! מַאי טַעְמָא? אָמַר לוֹ: אֶמְשׁוֹל לְךָ מָשָׁל, לְמָה הַדָּבָר דּוֹמֶה? לְאָדָם נֶאֱמָן שֶׁהָיָה בָּעִיר, וְכׇל בְּנֵי עִירוֹ הָיוּ מַפְקִידִין אֶצְלוֹ שֶׁלֹּא בְּעֵדִים, וּבָא אָדָם אֶחָד וְהִפְקִיד לוֹ בְּעֵדִים. פַּעַם אֶחָד שָׁכַח וְהִפְקִיד אֶצְלוֹ שֶׁלֹּא בְּעֵדִים, אָמְרָה לוֹ אִשְׁתּוֹ: בּוֹא וְנִכְפְּרֶנּוּ, אָמַר לָהּ: וְכִי מִפְּנֵי שֶׁשּׁוֹטֶה זֶה עָשָׂה שֶׁלֹּא כַּהוֹגֶן אָנוּ נְאַבֵּד אֶת אֱמוּנָתֵינוּ? אַף כָּךְ יִסּוּרִין, בְּשָׁעָה שֶׁמְּשַׁגְּרִין אוֹתָן עַל הָאָדָם, מַשְׁבִּיעִין אוֹתָן: שֶׁלֹּא תֵּלְכוּ אֶלָּא בְּיוֹם פְּלוֹנִי, וְלֹא תֵּצְאוּ אֶלָּא בְּיוֹם פְּלוֹנִי וּבְשָׁעָה פְּלוֹנִית, וְעַל יְדֵי פְּלוֹנִי וְעַל יְדֵי סַם פְּלוֹנִי. כֵּיוָן שֶׁהִגִּיעַ זְמַנָּן לָצֵאת, הָלַךְ זֶה לְבֵית עֲבוֹדָה זָרָה, אָמְרוּ יִסּוּרִין: דִּין הוּא שֶׁלֹּא נֵצֵא, וְחוֹזְרִין וְאוֹמְרִים: וְכִי מִפְּנֵי שֶׁשּׁוֹטֶה זֶה עוֹשֶׂה שֶׁלֹּא כַּהוֹגֶן אָנוּ נְאַבֵּד שְׁבוּעָתֵנוּ? וְהַיְינוּ דְּאָמַר רַבִּי יוֹחָנָן: מַאי דִּכְתִיב ״וׇחֳלָיִם רָעִים וְנֶאֱמָנִים״? רָעִים בִּשְׁלִיחוּתָן, וְנֶאֱמָנִים בִּשְׁבוּעָתָן

Un jour, Zounine a dit à Rabbi Akiva : « On sait tous les deux qu’il n’y a rien de vrai dans le culte des idoles. Pourtant, on voit parfois des gens entrer dans les sanctuaires des idoles estropiés et en ressortir guéris. Comment est-ce possible ? »

Il lui répondit : « Je vais te raconter une parabole : à quoi cela ressemble-t-il ? À un homme digne de confiance dans une ville, et tous ses voisins lui confiaient leur argent sans témoins. Un jour, un homme est venu lui confier son argent avec des témoins, mais une fois, il a oublié et a fait son dépôt sans témoins. La femme de l’homme digne de confiance a dit à son mari : « Viens, on va nier. » Il lui répondit : « Parce que cet idiot a agi de manière indigne, dois-je détruire ma réputation de fiabilité ? »

Il en va de même pour les souffrances envoyées par le ciel. Lorsqu’elles sont envoyées pour affliger quelqu’un, elles sont amenées à prêter serment : « Tu ne viendras pas sur lui sauf tel jour, et tu ne le quitteras pas sauf tel jour, à telle heure, par l’œuvre de tel et tel, et par tel et tel médicament. » Quand le moment est venu pour elles de partir, l’homme s’est rendu par hasard dans un sanctuaire idolâtre. Les afflictions elles-mêmes supplient : « De droit, nous ne devrions pas quitter cette personne ; mais simplement parce que cet idiot agit de manière indigne, allons-nous maintenant rompre notre serment !»

R. Yohanan dit : Que signifie l’écriture : « Et des maladies maléfiques et fidèles » ? « Maléfiques » dans leur mission et « fidèles » à leur serment. (Avoda Zara 55a)

Il y a beaucoup à dire sur cette histoire. J’ai été frappé par la différence entre le rejet total de l’idolâtrie dans la Torah et la façon dont elle est présentée dans cette histoire du Talmud. Ici, si on suit la parabole du rabbin Akiva, les idolâtres sont juste ceux qui ne font pas confiance au système. Alors que la femme pense que ce manque de confiance devrait être puni, pour son mari (et pour Rabbi Akiva), s’abaisser à ce niveau serait indigne. Mais il y a une autre lecture de cette histoire que je trouve étonnante.

D’un point de vue humain, on a souvent tendance à voir partout des relations de cause à effet. Cette histoire dit en gros que même si les gens sortent guéris des maisons d’idolâtrie, ce n’est qu’un hasard, ils auraient été guéris de toute façon. Ce qui ressemble au pouvoir des idoles est en fait le fruit du hasard : les mauvaises personnes peuvent avoir de la chance et les bonnes personnes de la malchance. Mais pour un croyant comme Rabbi Akiva, ce hasard est fondamentalement un signe du contrôle de Dieu sur le monde, qui ne s’abaisse pas à exercer une vengeance mesquine contre ceux qui ne suivent pas ses voies. Il y a donc ici trois niveaux. À première vue, on dirait qu’il y a un ordre, que le culte des idoles peut guérir la souffrance. À un niveau plus profond, c’est le chaos, les gens souffrent ou sont guéris au hasard, peu importe ce qu’ils font. Et à un niveau encore plus profond, il y a à nouveau un ordre : Dieu décide quoi faire, qui vivra et qui mourra, qui par le feu et qui par l’eau, qui souffrira et qui sera sauvé.

Mais si c’est vrai pour l’idolâtrie, c’est peut-être aussi vrai pour nos synagogues ! J’ai vu des personnes venir à la synagogue pour prier pour leur guérison, et elles ont été guéries. Ça ne prouve rien, parce que j’ai aussi vu des personnes venir à la synagogue pour prier, et la guérison n’est pas survenue. On peut peut-être appliquer le même modèle : à première vue, ceux qui ont prié plus fort ou mieux ont été exaucés. À un niveau plus profond, le monde est aléatoire et injuste, et la prière ne change rien à ça. Et à un niveau encore plus profond, Dieu décide de tout sans nous. Les « maladies maléfiques et fidèles » font ce qu’elles ont à faire.

Alors, où ça nous mène, à environ une semaine de Roch Hachana, le jour du jugement ? Pour moi, malgré tout, c’est une pensée plutôt réconfortante. D’un point de vue absolu, celui de Dieu, il y a un juge et il y a une justice. Mais d’un point de vue humain, ça ne se manifeste pas toujours par un monde simple où les bonnes personnes sont récompensées et les méchantes punies. Si je croyais littéralement à ça, je regarderais autour de moi et je serais déçu, et j’aurais l’impression que mes prières ne servent à rien. Je ferais aussi bien de me tourner vers une autre religion qui me permette au moins de mieux manger.

Si, par contre, on peut s’accrocher à ce paradoxe selon lequel le monde est à la fois juste et aléatoire, alors nos prières ont quand même une valeur. Elles ne sont pas des tentatives pour soudoyer un dieu capricieux, mais des rappels pour nous-mêmes qu’il existe un sens à ce monde au-delà de ce qu’on peut saisir. Je dirais même qu’il est possible de naviguer constamment entre les différents niveaux d’interprétation: il est normal de prier sincèrement et naïvement pour ce dont on a besoin, de sortir de Roch Hachana et de Yom Kippour en se sentant pardonné, purifié et écouté. Il est bien aussi d’être réaliste et cynique et de voir tout ça comme une mascarade primitive. Et on peut parfois aussi avoir la confiance tranquille du rabbin Akiva, avec la certitude que tout arrive comme cela doit arriver.

Chabbat shalom.

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