Par le rabbin Josh Weiner
Je tiens à remercier Aline pour son invitation à prendre la parole ce soir, et je dois d’emblée avouer une certaine appréhension à me trouver parmi vous deux. Je suis toujours très ému par chaque compliment que me fait Catherine Chalier ; lorsqu’elle me dit, au kiddouch, que j’ai donné une belle dracha, je porte cela avec moi tout le reste de la journée. Et lorsqu’elle exprime un désaccord, c’est tout aussi précieux. C’est lorsqu’elle ne me dit rien que je commence à douter de moi …!
J’espère ce soir rendre justice à ce livre, à la hauteur qu’il mérite. Et, en effet, le sujet de Moïse devrait être pour moi une zone de confort, puisque je passe les quatre cinquièmes de l’année à lire des chapitres de la Torah qui concernent ce personnage. Pourtant, lire les versets est une chose. Le défi que Catherine a relevé — et brillamment réussi — et qu’elle transmet désormais à ses lecteurs, n’est pas de lire à propos de Moïse, mais d’écouter sa voix. Que nous dit cette voix aujourd’hui ?
En posant la question de cette manière, elle a su éviter les pièges de tant d’autres études consacrées à « l’homme Moïse ». L’un des cadres méthodologiques que j’ai particulièrement appréciés dans ce livre, présenté dès l’introduction, est d’ordre épistémologique : pour accéder au cœur des récits ontologiques autour de Moïse, il faudrait normalement adopter une lecture critique de la Bible, en mobilisant l’archéologie, l’égyptologie et l’histoire comparée de l’Antiquité. Vous ne tournez aucune de ces disciplines en dérision, mais vous les mettez de côté avec bienveillance dès les premières pages, refusant de leur accorder le dernier mot.
Si je pense à la tentative de Sigmund Freud, dans L’homme Moïse et la religion monothéiste, de comprendre la genèse de la religion en général, et de « l’illusion » juive en particulier — l’ouvrage apporte certes plusieurs idées importantes, mais il est affaibli, voire parfois tourné en ridicule, par sa volonté de donner à ses hypothèses une apparence de scientificité. Je me souviens d’avoir lu ce livre un jour dans un train, ponctuant ma lecture de claquements de langue, de soupirs d’incrédulité et de petits “Nou, be’emet ?” marmonnés que les autres passagers ont fini par s’agacer.
Mais un danger inverse guette également dans les lectures naïves traditionnelles. Pour Maïmonide, c’est un dogme absolu que « jamais en Israël ne s’éleva un prophète aussi grand que Moïse ». Toute son analyse de l’esprit, de l’inspiration, de la perfection intellectuelle et éthique, de la distinction entre vérité et imagination, de la création de structures sociales et politiques destinées à promouvoir le désir de Dieu dans ce monde… on imagine aisément quelqu’un lisant le Guide des égarés dans un train, soufflant et protestant intérieurement, en se demandant : « comment ces religieux peuvent-ils croire que Moïse a réellement accompli tout cela ? ».
Le cadre dans lequel s’inscrit le livre de Catherine contourne ainsi les débats sur l’existence historique de Moïse l’homme, et nous invite à écouter sa voix — telle qu’elle est transmise par la Torah, ainsi que par les traditions et discussions ultérieures — et, ce faisant, maintient cette voix vivante et actuelle.
Le prisme principal retenu pour cette lecture de Moïse est celui de la tradition hassidique, développée aux XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles en Europe orientale. C’est l’occasion de reconnaître la contribution de Catherine Chalier, qui a rendu le monde hassidique accessible au public francophone au fil des décennies de son étude et de son œuvre.
Certes, Martin Buber, Élie Wiesel et d’autres ont largement familiarisé le public avec l’image d’un hassidisme joyeux, presque idéalisé, fait de chants et de danses, en traduisant — et, dans le cas de Buber, en « améliorant » — de brèves anecdotes et maximes des maîtres hassidiques. Quant à l’action du courant Habad-Loubavitch en France pour diffuser une certaine lecture de la pensée hassidique, elle s’avère pour l’essentiel contre-productive : beaucoup en viennent à associer ce mouvement, pourtant révolutionnaire dans l’histoire juive, à une tendance banale et assez conservatrice, et qui, vue de l’extérieur, donne une impression de préoccupation excessive pour les téfilin et les bougies de chabbat.
Les profondes et réfléchies biographies intellectuelles de Catherine, notamment à travers ses traductions partielles des œuvres fondatrices des maîtres hassidiques — Tsadok de Lublin, Mordekhaï Yossef Leiner, Kalonymus Kalman Shapiro et, plus récemment, Naḥman de Breslev — comptent parmi les rares voix en France à offrir un véritable espace à la profondeur de leur pensée. Nous attendons avec impatience la poursuite de ces études !
Ce sont vers ces maîtres que je souhaiterais maintenant me tourner. S’ils s’intègrent si naturellement à cette exploration de la voix de Moïse, c’est en raison de leur approche selon laquelle, bien souvent, la tradition hassidique consiste à décontextualiser les récits de la Torah pour les voir se rejouer dans l’âme de chaque individu, à travers les générations. Ainsi, la sortie d’Égypte devient la sortie de nos propres «lieux d’étroitesse » spirituels ; le chemin vers la terre d’Israël devient un parcours personnel vers une forme d’harmonie intérieure ; le combat contre Amalek devient l’injonction de détruire notre propre Amalek mental — nos pulsions mauvaises, nos pensées parasites, notre ego encombrant. Dès lors, comprendre le Moïse biblique devient une voie d’introspection et de compréhension de soi, et pour reconnaître notre Moïse intérieur.
Je conclurai en évoquant trois exemples de cette dynamique dans la littérature hassidique.
- Tout d’abord, je citerai l’ouvrage intitulé Me’or ‘Einaïm — La Lumière des yeux — de R. Mendel Naḥoum Twersky de Tchernobyl, un disciple du disciple du Baal Shem Tov. Il y explicite clairement l’idée d’un « Moïse intérieur », en s’appuyant sur le verset décrivant l’ensevelissement du Moïse biblique.
והנה נאמר במשה רבינו ע״ה (דברים ל״ד, ו׳) ולא ידע איש את קבורתו והוא על פי האמור שאתפשטותא דמשה בכל דרא ולזה ענין בחינת משה הוא גנוז באדם הישראלי ולא ידע איש את קברתו פירוש שלא ידעו היכן משה קבור וגנוז כי באמת הוא נגנז ונקבר בדעת של כל אחד ואחד מישראל כאמור
Dans la Torah, il est dit : « Et nul ne sut où Moïse fut enterré. » Le sens profond de cette affirmation est qu’il s’est diffusé à travers toutes les générations, et que l’essence de Moïse est dissimulée en chaque Juif. « Nul ne sut où il fut enterré » — c’est-à-dire qu’on ne pouvait désigner aucun lieu où il serait caché et enseveli, car en réalité il était caché et enseveli au plus intime de chaque membre du peuple juif. (Me’or Einayim, Terumah 3)
- Ensuite, après avoir dit un peu de lachon hara sur Habad en France aujourd’hui, je souhaite rééquilibrer les choses en citant le texte fondateur de cette tradition hassidique profonde et inspirante : le Sefer ha-Tanya, rédigé par Rabbi Chnéour Zalman de Lyadi. [Peut-être est-ce là la prochaine biographie à écrire !] Ici encore, Moïse est intériorisé et représenté au sein du peuple juif ; mais cette « moïsité », pourrait-on dire, se manifeste de la manière la plus éclatante dans la figure du dirigeant de chaque génération.
ומשה רבינו עליו השלום הוא כללות כולם, ונקרא רעיא מהימנא. דהיינו שממשיך בחינת הדעת לכללות ישראל, לידע את ה׳, כל אחד כפי השגת נשמתו ושרשה למעלה ויניקתה משורש נשמת משה רבינו עליו השלום, המושרשת בדעת העליון שבעשר ספירות דאצילות המיוחדות במאצילן ברוך הוא, שהוא ודעתו אחד והוא המדע כו’. ועוד זאת יתר על כן, בכל דור ודור יורדין ניצוצין מנשמת משה רבינו עליו השלום ומתלבשין בגוף ונפש של חכמי הדור עיני העדה, ללמד דעת את העם ולידע גדולת ה׳ ולעבדו בלב ונפש
« Moïse » incarne le collectif. Il fait descendre la connaissance vers le peuple, et chacun est capable de recevoir cette connaissance selon le degré auquel son âme est reliée à l’âme de Moïse. À chaque génération, des étincelles de l’âme de Moïse descendent et prennent corps dans les maîtres de cette génération, afin d’apporter la connaissance au peuple. (Tanya I:42)
Bien sûr, l’idée selon laquelle Moïse se reflète dans les maîtres et les rabbins n’a rien de nouveau. Comme le souligne Catherine, le choix des rabbins de le désigner sous le nom de Moché Rabbénou, «Moïse notre maître », manifeste déjà cette intuition. Ce qui est radical ici, toutefois, c’est que Moïse n’est pas seulement un maître : ses propres capacités — recevoir et transmettre le savoir — résident en chacun. La « moïsité » forme un spectre sur lequel chacun peut potentiellement se situer, tout en trouvant son expression la plus forte chez le rabbin de la communauté, le tsadik ou le rebbe.
- Cette idée est développée par le contemporain plus jeune de R. Chnéour Zalman, Rebbe Naḥman de Bratslav. Lui aussi conçoit Moïse comme un phénomène, plutôt que comme un personnage ayant simplement vécu jadis, en disant :
כִּי הוּא הָיָה מַנְהִיג יִשְׂרָאֵל, וְהוּא יִהְיֶה הַמַּנְהִיג לֶעָתִיד, כִּי מַה שֶׁהָיָה הוּא שֶׁיִּהְיֶה וְכוּ׳
« Il fut le guide du peuple d’Israël, et il sera le guide dans l’avenir, car “ce qui a été est ce qui sera” [ma shehaya hou sheyihiyeh, une expression qui évoque le nom Moshé]… » (Liqoutei Moharan II:7)
Rabbi Naḥman expose ensuite un modèle très élaboré — sur lequel je ne peux pas m’attarder ici — d’un flux continu de da‘at, de connaissance, qui circule à travers l’esprit des personnes. À nouveau, Moïse sert de modèle à celui qui reçoit l’inspiration et est capable de la transmettre à autrui. Mais cette dynamique se déploie dans de nombreuses situations : une personne explique quelque chose à son ami, et à cet instant précis, elle est Moïse donnant la Torah ! Le lendemain, la situation peut s’inverser : c’est l’ami qui devient alors Moïse pour elle.
וְכָל אָדָם יָכוֹל לְקַיֵּם זֹאת, לְהַעֲמִיד תַּלְמִידִים. כִּי כְּשֶׁשְּׁנַיִם מְדַבְּרִים יַחַד בְּיִרְאַת שָׁמַיִם, אֲזַי כְּשֶׁאֶחָד מֵאִיר לַחֲבֵרוֹ בְּאֵיזֶה דִבּוּר, נֶחֱשָׁב חֲבֵרוֹ אֶצְלוֹ בְּחִינַת תַּלְמִיד. וְלִפְעָמִים נַעֲשֶׂה לְהֶפֶךְ, דְּהַיְנוּ כְּשֶׁאַחַר־כָּךְ הוּא מְקַבֵּל מֵחֲבֵרוֹ אֵיזֶה דִבּוּר, אֲזַי נַעֲשֶׂה הוּא בִּבְחִינַת תַּלְמִיד לְגַבֵּי חֲבֵרוֹ
Quoi qu’il en soit, l’un des traits de Moïse qui se dégage de ces idées est que Moïse fut autant un auditeur qu’un orateur. Voici peut-être le pendant de la question que nous avons soulevée : Que nous dit aujourd’hui la voix de Moïse ? Et à partir de là, la question suivante pourrait se poser : Quelle voix Moïse entendrait-il aujourd’hui ?
Catherine Chalier soulève cette question vers la fin de son ouvrage :
En effet, l’esprit qui souffle avec la parole prophétique ne reste jamais figé dans la lettre, il s’en échappe dès qu’on cesse d’écouter cette parole, de lui donner sens et d’en vivre. Or, pour l’écouter vraiment, il faut se demander ce qui en nous écoute. «Si vous écoutez, vous écouterez» (Dt 28, 1), cette formulation énigmatique incite en effet à s’interroger: écoute-t-on avec ses passions, ses intérêts propres et ses peurs? Ou bien est-ce l’âme de la vie elle-même, elle qui se trouve à l’intime de nos sens, de nos émotions et de notre intelligence, qui écoute en nous ? (p. 239)
Je proposerais que, dans le modèle hassidique, « l’âme même de la vie » est Moïse — non seulement le prophète biblique, le maître et le guide dont la voix est ici admirablement décrite, mais aussi Moïse l’auditeur : le lecteur — et, en un certain sens, l’auteur de ce livre également.
Merci beaucoup.
Vous pouvez vous procurer ici l’ouvrage « La Voix de Moïse », par Catherine Chalier