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Ki Tetsé: détourner le destin

Par Philippe Michard

C’est donc la cinquième section du cinquième livre : « Quand tu sortiras en guerre » : « la belle captive », « le fils de la femme délaissé », « le fils rebelle », « le pendu qu’il faut enterrer » … nous reviendrons sur cette succession. 

Cette sidra contient 74 mitsvot d’après le compte de Maïmonide, c’est donc la plus riche en « commandements », si on use de ce terme pour traduire la mitsva, ce qui n’est pas si évident. 

Dans le fameux verset de Nitsavim (Deutéronome 30,12) qui fait dire que « la torah n’est pas au ciel », c’est bien le mot mitsva qui est utilisé, ce qui témoigne que mitsva va au-delà d’un « commandement », qui nous serait donné, et que nous n’aurions qu’à exécuter : (verset 11, sixième montée de Nitsavim) «ki hamitsva azot acher anokhi métsavékha hayom lo niflet hi mimkha vélo réhoqa hi (verset 12) lo vachamaïm hi, al omer mi yahalé lanou hachamaïma » : « Car cette loi (mitsva) que je te prescris aujourd’hui n’est pas trop élevée pour toi ni trop lointaine. Elle n’est pas au ciel pour que tu dises … etc. »

J’ai été frappé par un commentaire d’Ezriel Nathan qui le tenait du Rabbin Moshé Shapira (zal 2017) sur la forme grammaticale de mitsva, bien différente de tsivouï que traduirait « commandement », mais je ne m’aventurerai pas plus loin sauf pour dire qu’une mitsva n’est pas un simple « commandement » auquel il faudrait se soumettre, peut-être plutôt le nom d’une fonction dans lequel l’ordre, le donneur d’ordre et celui qui le met en œuvre sont réunis sous un même terme.  

En l’occurrence ici, 74 mitsvot, 27 positives, 47 négatives parmi lesquelles combien de touchantes, « positives » pour nous aujourd’hui, au sens où nous les acceptons comme si elles étaient depuis toujours parties prenantes de notre pensée, de notre « bon sens » où l’on n’admire qu’il y a trois mille ans elles aient été formulées comme règles : restituer un objet perdu, aider à relever l’animal du prochain, construire une balustrade sur un toit, ne pas remettre un esclave en fuite à son maître, ne pas entrer dans la maison du débiteur pour prendre son gage, payer le salaire d’un ouvrier le jour même, laisser les gerbes oubliées pour le pauvre, la veuve et l’orphelin, ne pas museler le bœuf qui foule le grain (rendez-vous compte, imaginez le bœuf traînant le rouleau d’une batteuse autour d’un monceau de blé, qui s’autorise à y goûter, eh bien oui : lo tahsom chor bédicho est une mitsva ! Est-ce évident ? Est-ce « naturel » ?)

D’autres plus mystérieuses comme la fameuse mitsva du nid : chasser la mère pour prendre les œufs et les petits, ce qui allongera tes jours. Ou la dimension, si j’ose dire esthétique et aussi mystérieuse d’éviter les mélanges, ou ne pas labourer avec le bœuf et l’âne. 

Ou plus problématiques comme d’épouser la femme qu’on a violé ou que l’adultère soit puni de mort. 

Si j’ai mentionné les premières, celles qui se succèdent au début, c’est qu’elles représentent une séquence continue, comme le souligne Rachi dans son commentaire sur le verset 11 qui concerne la « belle captive » : oulaqahta lékha léicha « que tu veuilles la prendre pour épouse » : l’Écriture fait ici une concession au mauvais penchant, car si le Saint, béni soit-il, ne la lui permet pas, il l’épousera malgré l’interdiction. Mais s’il l’épouse, il finira par la prendre en haine, comme il est dit dans la suite : « si un homme a … deux femmes » (verset 15), et il engendrera un fils dévoyé et rebelle « verset 18), tel est le lien qui unit ces différents paragraphes », dit Rachi. Ce lien, on peut même pousser jusqu’à l’histoire du pendu, puisque le fils rebelle, s’il n’a pas été lapidé, deviendra gibier de potence. Nous avons donc ici 6 mitsvot qui se succèdent sans lien grammatical proprement dit, mais avec une logique narrative :

« Lorsque tu partiras en guerre contre tes ennemis, que le Seigneur ton Dieu te les livrera et que tu feras des prisonniers : si tu vois parmi les captifs une femme de belle apparence, que tu t’en éprennes et que tu veuilles la prendre comme épouse, tu l’amèneras dans ta maison, elle se rasera la tête, se fera les ongles, … elle pleurera son père et sa mère un mois entier, et ensuite tu pourras l’approcher et la posséder, et elle sera ta femme. S’il se fait que tu n’en veuilles plus, tu la laisseras partir à son gré, mais tu ne la vendras pas … tu ne l’exploiteras pas, après avoir abusé d’elle. 

(ensuite, et apparemment sans lien 🙂

Si un homme a deux femmes, l’une qu’il aime, l’autre qu’il n’aime pas ; elles lui ont donné des fils, celle qu’il aime et celle qu’il n’aime pas, et il se trouve que l’ainé soit de celle qu’il n’aime pas … il ne pourra pas traiter en aîné le fils de la femme qu’il aime au détriment du fils de la femme qu’il n’aime pas … Mais le fils de la femme délaissée, il le reconnaîtra en lui donnant double part de tout ce qui se trouveras chez lui … c’est à lui qu’appartient le droit d’ainesse.

(et sans transition)

Si un homme a un fils dévoyé et rebelle, qui n’écoute pas la voix de son père ni la voix de sa mère, qu’ils le punissent, mais qu’il persiste à ne pas écouter … les habitants de la ville le lapideront à mort.

(toujours sans transition)

Si un homme est coupable d’un crime qui mérite la mort, qu’il ait été exécuté et que tu l’aies pendu à un arbre, son cadavre ne devra pas passer la nuit sur l’arbre : tu l’enterreras le même jour, car un pendu est une humiliation pour Dieu et du ne souilleras pas la terre que le Seigneur ton Dieu te donne en héritage. » 

Je voudrais montrer que ce qui sépare cette logique narrative d’un drame grec, c’est-à-dire du tragique, c’est justement l’idée de mitsva, cette suspension de l’action qui fait qu’à chaque instant, voué à sa réalisation fatidique, le fatum du tragique, Œdipe, Antigone, s’ouvre sur une option pour déjouer le sort : éïn mazal léIsraël, est-il écrit dans le Talmud (Shabbat 156a) pas d’astrologie, pas de fatum et pas de tragédie grecque. 

Pourtant celle-ci est là, si j’ose dire, par transparence, et c’est ce qui me frappe. 

Si Rachi dit « concession au mauvais penchant » et s’il lie les versets, c’est bien qu’ils ne se succèdent pas par hasard : oui le soldat en guerre se jettera sur la belle captive, oui le violeur méprisera sa victime, oui l’enfant de celle-ci, s’il en est, sera méprisé d’autant plus, et privé d’héritage, et oui il deviendra un fils rebelle au point qu’il sera tué par les siens, et combien de guerres ou de repressions se sont accompagnées de pendus laissés des jours entiers « pour l’exemple ». Faut-il relire Faulkner pour se convaincre de l’efficacité du déterminisme social, racial, familial qui dicte un « destin ». Si ce n’est que cette séquence fatale est à chaque instant dissociée de la suivante grâce justement à une mitsva, ou peut-on dire à La mitsva, la Loi, celle qui « n’est pas au ciel » mais qui déjoue le déterminisme à chaque pas : 

  • La belle captive ? « Tu l’amèneras dans ta maison, elle se rasera la tête, … elle pleurera son père et sa mère un mois entier, et ensuite … elle sera ta femme.
  • S’il se fait que tu n’en veuilles plus ? Tu la laisseras partir à son gré, mais tu ne la vendras pas …, tu ne l’exploiteras pas … 
  • Le fils de la femme délaissée ? Il ne pourra pas traiter en aîné le fils de la femme qu’il aime au détriment du fils de la femme qu’il n’aime pas …
  • Si un homme a un fils dévoyé et rebelle ? Ils l’amèneront aux anciens de la ville
  • Si un homme est exécuté et que tu l’aies pendu ? Son cadavre ne devra pas passer la nuit sur l’arbre : tu l’enterreras le même jour, car un pendu est une humiliation pour Dieu. »

Une histoire tragique donc si l’on relie les cinq épisodes, mais à chaque étape les mitsvot sont susceptibles d’en détourner le fatum : la belle captive peut devenir la femme aimée plutôt que violée. Si elle est délaissée elle pourra continuer sa vie. Son fils traité avec justice ne deviendra pas un fils rebelle. S’il est rebelle, l’autorité des anciens relayera celle, défaillante, des parents.  S’il devient criminel et pendu, son corps sera enterré le jour même, et ce verset concernant le pendu : ki qavour tiqrevenou bayom hahou, donne la règle pour tous les enterrements, qu’ils se fassent le plus tôt possible par rapport au décès, mitsva primordiale qui repousse quasiment toutes les autres au nom du kavod habriot, le « respect ou l’honneur rendu aux créatures » (même un Cohen qui trouve un mort doit l’enterrer, c’est tselem élohim). 

Il ne s’agit pas d’admirer outre mesure des règles brutales voire sauvages comme celle du fils rebelle ou du criminel pendu, ou d’une évidence (fausse) de justice comme éviter le viol ou être juste envers ses enfants. Mais de comprendre qu’elles interviennent au sein même d’une logique pulsionnelle dont elles détournent le destin (le viol, le mépris, l’injustice envers le fils, sa rébellion, son crime et sa condamnation). Et qu’elles dessinent au sein même de cette suite pulsionnelle une autre logique, celle de la justice, celle de la loi, celle de la mitsva qui « n’est pas au ciel ». 

Dans son Kaddish pour l’enfant qui ne naitra pas,(1) Imre Kertész décrit « Monsieur l’Instituteur », cet homme qui va lui rapporter sa part de nourriture alors qu’il est sur un brancard, incapable de la chercher et qu’il voit disparaître l’homme dans le transport d’un train de la mort. Mais l’homme revient et donne à l’adolescent mourant la portion qu’il aurait pu garder pour sa propre vie. Il la donne comme une évidence, alors que l’évidence pulsionnelle, et Kertész le sait bien, serait que Monsieur l’Instituteur garde cette nourriture pour lui. 

Mais voilà qu’un monde s’ouvre à l’intérieur même de l’Égypte : celui de la parole, de la distanciation, de la justice. Emmanuel Levinas écrivait : « Le paganisme n’est pas la négation de l’esprit, ni l’ignorance d’un Dieu unique Le paganisme est une impuissance radicale de sortir du monde. » (2)

Sortir du monde des pulsions et du fatum pour entrer dans celui de la mitsva, ki tétsé ba milhama : « quand tu sortiras dans la guerre … » n’est-ce pas de cette sortie et de cette guerre-là qu’il s’agit ?  

Notes

(1)  Imre Kértesz Kaddish pour un enfant qui ne naîtra pas, Actes Sud, 1995 p. 58.

(2) E. Levinas, L’actualité de Maïmonide 1935, Cahiers d’études lévinassiennes, n°9 …

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