Combien de temps faut-il jeûner, et quel est le sens ?
Ce Chabbat, on lit le début du livre de Devarim, le Deutéronome, traditionnellement lu avant le jeûne de Tisha Beav qui commence ce soir. Un midrach célèbre relie la lecture de la Torah de ce matin, la lecture de la Haftara tirée des prophètes et la lecture de ce soir tirée du livre des Lamentations. [Les trois utilisent le mot Eikha, un cri qui signifie « Comment est-ce possible ? ». Moïse dit Eikha Esa Levadi, « Comment puis-je conduire ce peuple tout seul ? » Isaïe dit Eikha Hayta Lezona, « Comment cette grande ville de Jérusalem est-elle devenue une prostituée ? » Et Jérémie, voyant la destruction du Temple, se lamente Eikha Yashva Badad, « Comment cette ville est-elle assise dans la solitude ? »]
Tisha Beav est donc dans l’air, avant même de commencer, mais c’est toujours comme ça. J’ai récemment reçu quelques messages intéressants au sujet de ce jour de jeûne, que j’ai trouvé pertinent de partager et d’approfondir ici. Tout d’abord, on m’a demandé si nous ne devrions pas peut-être jeûner désormais une demi-journée seulement. L’argument avancé est que le jeûne marque la destruction de Jérusalem et du Temple, et que depuis la création de l’État d’Israël, nous n’avons plus besoin de vraiment pleurer quelque chose qui est en voie de reconstruction.
D’un autre côté, quelqu’un m’a dit cette semaine qu’il avait l’intention de jeûner deux jours au lieu d’un seul, pour marquer la tragédie de la famine à Gaza. Je ne sais pas trop si on me demandait d’approuver ou de désapprouver ce jeûne, ou de m’y joindre, mais j’ai été touché par cette proposition, et surtout par le contraste avec la première question.
En général, je suis pour qu’on se penche chaque année sur les jeûnes et les fêtes juives, et qu’on trouve un lien avec ce qui se passe aujourd’hui. Ces jours sont censés avoir un sens dans nos vies, pas juste être une commémoration historique d’un événement qui s’est passé il y a des milliers d’années. Même l’idée de commémorer non pas une, mais cinq tragédies survenues le 9 Av suggère qu’il s’agit d’une histoire qui se poursuit, d’une vidéo plutôt que d’une simple photo. Cette idée est renforcée par la croyance que le Messie naîtra le 9 Av. Considérer cette journée comme un filtre à travers lequel ritualiser les événements du monde qui nous entoure est donc la bonne approche. L’année dernière, on a ajouté des poèmes liturgiques écrits pour marquer le massacre du 7 octobre, et on fera probablement de même ce soir. Mais si donner une lecture contemporaine à des rituels anciens a une valeur spirituelle sur le plan personnel, il y a toujours un risque lorsqu’on veut l’étendre à toute une communauté, car ça peut éloigner les gens et rendre les rituels moins pertinents plutôt que plus significatifs.
J’ai reçu une troisième question sur la durée du jeûne de Tisha Beav, un peu différente des deux premières. Le rabbin de Levallois, Rav Chalom Lellouche, a récemment annoncé qu’il avait reçu l’autorisation du Grand Rabbin d’Israël de recalculer la durée de la journée et donc de terminer le jeûne à 21h43, environ une demi-heure avant tout le monde. Il a encouragé tous les Séfarades à accepter ces horaires, en se basant sur une décision du précédent grand rabbin Ovadia Yosef. On m’a demandé si j’allais suivre ces nouveaux horaires et permettre aux gens de finir le jeûne plus tôt, et j’ai répondu que non. Je ne doute pas du génie halakhique de Maran Ovadia Yosef, je pense même qu’il n’avait pas d’égal intellectuel au cours des cent dernières années, et s’il a réellement dit que le jeûne pouvait se terminer à 21h43, qui suis-je pour le contredire ? [Cela me semble contredire ce qu’il a dit à ce sujet dans le passé, cf. Ein Yitzhak p.232. Mais supposons que j’ai mal compris ou qu’il ait changé d’avis.] Au contraire, il existe un principe méta-halakhique selon lequel, en cas de doute sur l’interprétation des commandements rabbiniques, on doit parfois privilégier la position la plus indulgente (ספיקא דרבנן לקולא).
Mais surtout à Tisha Beav, il y a un autre principe méta-halakhique auquel on doit être attentif, « Lo Titgodedou », l’interdiction de diviser la communauté. De la même manière qu’il serait problématique, dans une même synagogue, que certains récitent le Kaddish assis pendant que d’autres le font debout, que les prières soient chantées selon des mélodies différentes, ou qu’un repas inclue des aliments considérés comme casher par certains mais non par d’autres, il est également troublant que certains rompent le jeûne pendant que d’autres le poursuivent. Même dans notre réalité actuelle, où il y a de nombreuses personnes aux traditions et priorités différentes, et où différentes pratiques coexistent, il y a quand même une harmonie qu’on doit essayer de préserver. Je dirais la même chose à l’égard des communautés libérales qui célèbrent chaque fête un jour de moins. Ma critique n’est pas idéologique, mais sociale. Il n’est pas souhaitable que certaines personnes mangent du pain et d’autres de la matsa le huitième jour de Pessah : nous devrions pouvoir manger ensemble.
(Je vois que Rav Haim Korsika est d’accord avec moi, en disant « On tient à préciser que le jeûne commence et finit à la même heure, peu importe le rite suivi… On ne laissera jamais le temps, qui fait qu’on est contemporains, nous séparer en France, ni personne briser l’unité de la communauté juive de France. » Peut-être qu’à l’avenir, nous adopterons tous la position séfarade, je ne m’y opposerais pas. Mais on doit garder un œil sur ce que font les autres et arriver à ce consensus ensemble.)
Le Talmud donne une dizaine ou une quinzaine de raisons différentes pour expliquer la destruction de Jérusalem. La plus connue est peut-être celle du sinat hinam, la haine gratuite entre les personnes et les groupes au sein du monde juif. Une autre raison est qu’ils ne se sont pas réprimandés mutuellement, chacun restant silencieux face aux crimes des autres. Les sources historiques parlent d’une société fracturée, avec les pharisiens, les sadducéens, les esséniens, les zélotes, etc., chacun revendiquant la détention de la vérité absolue. La destruction physique de Jérusalem était une manifestation extérieure de ce qui avait déjà commencé à l’intérieur.
Cela dit, je suis aussi un peu mal à l’aise à évoquer l’importance de l’unité ici : tous les fascistes et tous les leaders autoritaires demandent à la communauté de s’unir. Au nom de l’unité, toute opinion divergente est considérée comme une trahison et aussitôt réduite au silence. Ce n’est pas la bonne voie non plus. L’idée de « Lo Titgodedou », ne pas diviser la communauté, ne peut pas signifier qu’on doit être monolithiques et identiques. On doit pouvoir trouver un pluralisme qui permette la diversité sans sombrer dans le sectarisme. Je crois profondément que c’est possible, et c’est dans cet esprit que j’aborde Tisha Beav.
Chabbat shalom !