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Des robots et des singes

Un (deuxième) commentaire de la paracha Ki Tavo 5785

Le rôle de l’intentionnalité

Chaque dracha est différente, et jeudi matin, Oscar nous a expliqué comment faire l’offrande des prémices en planifiant la construction d’un robot capable de le faire. J’aimerais approfondir les questions qu’il a soulevées.

Il y a deux commandements distincts au début de la paracha de cette semaine. Le premier est que chaque propriétaire foncier en Israël devait apporter les prémices de son champ au Temple de Jérusalem et les offrir aux prêtres. Le second est que chaque propriétaire foncier, en remettant les fruits au prêtre, devait réciter un texte fixe : le célèbre Arami Oved Avi [Deutéronome 26:5].

Ces deux mitsvot sont distinctes, mais interdépendantes : dans la plupart des cas, il ne suffit pas d’accomplir l’action, il faut aussi l’accompagner de paroles. Mais prononcer les mots ne suffit pas non plus, il faut également agir. Oscar a ajouté un troisième élément important, que son robot ne peut pas encore atteindre, celui de la kavanna, l’intention. Les mots et les actions deviennent plus humains avec l’intention : il ne s’agit pas seulement de réciter les mots, mais de les comprendre, et il ne s’agit pas seulement d’accomplir une action, mais aussi d’en connaître la signification.

La question de savoir si un robot peut comprendre ce qu’il fait me fait penser à une discussion halakhique passionnante sur le lavage rituel des mains, la netilat yadayim. L’un des critères est que cela doit être fait avec intention, pas automatiquement. On ne peut pas juste mettre ses mains sous une cascade ou un robinet qui coule déjà. Il faut verser l’eau avec ko’ah gavra, c’est-à-dire par une force humaine. La Michna (Yadayim 1:5) se demande si un singe peut laver les mains d’une personne, et le Choulhan Aroukh laisse la question ouverte :

אם הקוף [פי’ מין חיה סימי”א בלע”ז] נותן מים לידים יש פוסלים ויש מכשירים ונראו דבריהם (ומ”מ יש להחמיר)

Si un singe (c’est-à-dire l’animal qu’on appelle aujourd’hui « simia ») verse de l’eau sur les mains de quelqu’un, certains disent que ce n’est pas autorisé et d’autres disent que c’est permis — mais les arguments de ceux qui le permettent paraissent fondés. (Choulhan Aroukh, Orah Haim 159:12)

Dans une autre halakha, on parle des petits enfants : le rabbin Moshé Isserlis de Cracovie dit que les enfants de moins de six ans sont comparables aux singes à cet égard. Les enjeux ici résonnent jusque dans la robotique et l’intelligence artificielle. Le singe (comme le jeune enfant) est vu ici comme à la frontière entre l’humain et le non-humain, mais qu’est-ce qui permet de prouver son humanité ? C’est sûrement la capacité d’avoir la kavanna, l’intention derrière les actions, mais qu’est-ce que ça veut dire ?

Il y a un débat plus large sur la question de savoir si les commandements demandent vraiment de la kavanna. Le Talmud (Roch Hachana 28a-29a) semble faire deux déclarations contradictoires. D’abord, il parle d’une situation imaginaire où quelqu’un serait kidnappé pendant Pessah et forcé de manger de la matsa contre son gré. La conclusion, c’est que même s’il ignorait que c’était Pessah ou qu’il existait une mitsva de manger de la matsa, il aurait quand même rempli son obligation. Je me rends compte que c’est un scénario assez bizarre, mais c’est le principe qui importe : il semble ici qu’il n’y ait pas d’obligation d’avoir une intention, c’est l’action qui compte. Peu après, le Talmud raconte l’histoire de Rabbi Zeira, qui trouve quelqu’un avec un chofar et lui dit ikavan outeka li, « Aie l’intention et sonne-le pour moi ». Ici, on dirait que sans l’intention de celui qui fait le bruit et de celui qui écoute, la mitsva ne serait pas remplie.

Or, une énorme littérature a été écrite au cours des 2000 dernières années pour résoudre la contradiction entre ces deux affirmations. Je ne vais pas m’étendre là-dessus, je peux néanmoins résumer trois grandes possibilités : soit toutes les mitsvot demandent de la kavanna et manger de la matsa est l’exception, soit aucune mitsva ne demande de la kavanna mais écouter le chofar est exceptionnel, soit il y a un autre méta-principe qui décide quelles mitsvot ont besoin de kavanna et lesquelles n’en ont pas besoin.

Encore une fois, c’est un autre sujet pour un autre jour, mais je dirai ici que dans tous les cas, il ne fait aucun doute qu’il vaut mieux avoir de la kavanna ! Nous faisons tous l’expérience de cette différence dans notre quotidien. Si on appelle la banque, la sécurité sociale ou plein d’autres services aujourd’hui, ce sont des robots qui répondent au téléphone et essaient de répondre à nos questions, et même si ça marche, l’expérience est sans âme. On devient de plus en plus sensibles à reconnaître les textes et les images créés par l’IA, et leur caractéristique est qu’ils sont banals. Il en va de même pour nos prières et nos mitsvot. Même si un singe ou un robot peut les accomplir, quel privilège de pouvoir les accomplir en tant qu’êtres humains véritables, avec un cœur, un esprit, des erreurs et une singularité !

Je veux revenir un instant sur l’idée des Bikkourim, les prémices, et me concentrer sur un petit détail de la cérémonie. Les agriculteurs allaient à pied jusqu’à Jérusalem et apportaient les fruits aux prêtres près du Temple, un geste qui symbolisait une offrande à Dieu. La Michna décrit la règle suivante :

הָעֲשִׁירִים מְבִיאִים בִּכּוּרֵיהֶם בִּקְלָתוֹת שֶׁל כֶּסֶף וְשֶׁל זָהָב, וְהָעֲנִיִּים מְבִיאִין אוֹתָם בְּסַלֵּי נְצָרִים שֶׁל עֲרָבָה קְלוּפָה, וְהַסַּלִּים וְהַבִּכּוּרִים נִתָּנִין לַכֹּהֲנִים

Les riches apportaient leurs bikkourim dans des paniers recouverts d’argent ou d’or, tandis que les pauvres utilisaient des paniers en osier faits de branches de saule, et les paniers [des pauvres] étaient, eux aussi, remis aux prêtres. (Bikkourim 3:8)

À première vue, cela semble injuste. Les riches gardent leurs paniers chers, et les fermiers pauvres reviennent les mains vides [même celui qui ne possède que trois arbres est considéré comme propriétaire foncier et doit apporter ces offrandes]. Le Talmud est aussi gêné par cette injustice apparente et dit : « La pauvreté suit les pauvres ! » (Bava Kamma 92a). Mais il y a une autre façon de voir les choses [proposée par le Malbim dans Deutéronome 26:4, un commentateur lituanien du XIXe siècle]. Le fermier riche a probablement acheté les paniers chics dans un magasin et ne s’y intéresse pas vraiment. Par contre, les plus pauvres ont probablement tissé eux-mêmes leurs paniers, et c’est donc le panier lui-même qui devient une offrande. Le prêtre ne s’intéresse pas à l’or ou à l’argent, mais aux intentions et aux efforts mis dans les mitsvot. Comme le dit le Zohar : Rahamana liba ba’ei, Dieu désire le cœur.

On est à moins de deux semaines de Roch Hachana. Les Séfarades ont commencé les prières de selihot, les Ashkénazes commencent ce soir ou demain. L’essentiel de cette période de réflexion et de renouveau est d’examiner et de réaccorder nos intentions, de nous rappeler pourquoi on fait ce qu’on fait, et ainsi de mieux le faire. Oscar, puisses-tu construire de nombreux robots dans ta vie. Mais ma prière pour toi, et pour toute cette communauté, c’est de ne pas être un robot. Pense, questionne, réfléchis, fais des erreurs, ris, pleure, ressens la douleur des autres, offre ton aide, rends ce monde meilleur. Avec ces intentions, on peut tous commencer la nouvelle année.

Chabbat chalom !

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