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Des meurtriers innocents

Un commentaire de la paracha Matot-Masei 5785 et le nouveau mois de Av

Imaginer les villes de refuge

Ce Chabbat, au lieu de la dracha habituelle, j’ai étudié avec la communauté quelques textes traitant des concepts de refuge, de culpabilité, de meurtre et d’homicide involontaire, qui sont mentionnés dans la paracha de cette semaine. Certaines des discussions et réflexions qui m’ont accompagnée depuis méritent d’être conservées, je les note donc ici.

  1. La Torah semble, tout d’abord, être un cas unique en présentant l’idée de villes de refuge, où un meurtrier accidentel [on va définir ce terme bientôt] peut se réfugier – ou doit se réfugier. D’autres sociétés anciennes avaient un concept d’asile associé au temple ou à l’autel, mais rien d’aussi élaboré ou institutionnalisé que ces villes. Elles sont mentionnées dans l’Exode, dans le Livre des Nombres (notre paracha), deux fois dans le Deutéronome et à nouveau dans le livre de Josué. Bien qu’il n’existe aucune preuve extérieure de l’existence de ces villes en dehors du texte, cela n’empêche pas la tradition rabbinique de continuer à analyser et à décrire chaque détail de ces villes. Il semble y avoir ici un message crucial sur le monde, même si les villes elles-mêmes restent probablement une construction littéraire.
  2. Les instructions pour créer six villes de refuge sont données en même temps que celles pour fournir quarante-deux villes aux Lévites. Maïmonide – que je vais souvent citer ici pour sa clarté – dit que les villes lévitiques servaient aussi de villes de refuge [MT Rotzeah 8:9]. Autrement dit, la tribu d’élite et ceux qui avaient consacré leur vie au service de Dieu vivaient à proximité de ceux qui avaient du sang sur les mains. Pourquoi ? Certains expliquent que les Lévites, qui étaient plus développés sur le plan moral, pouvaient être chargés de protéger ceux qui cherchaient refuge [Hinoukh 408]. Il s’agit également de deux populations en marge de la société. (On serait tenté de faire un parallèle avec les deux sens du mot « sacré » dans les langues européennes et la figure romaine de l’Homo Sacer.)
  3. J’ai essayé de trouver dans la Torah et les sources rabbiniques un langage émotionnel pour décrire la vie d’un « meurtrier accidentel » dans ces villes, mais ce n’est pas le style de ces textes. Ils décrivent des villes ni petites ni grandes, sans grands marchés qui attireraient trop d’étrangers [8:8]. Les routes menant aux villes étaient bien entretenues et signalées par des panneaux clairs indiquant « Miklat, Miklat » (« Refuge, Refuge ») [8:5]. Dans les six villes réservées aux meurtriers, ils ne payaient pas de loyer [8:10]. Comment vivaient-ils alors ? Travaillaient-ils ?
  4. Un indice nous est donné par la durée de leur « peine » dans les villes. La Tora dit qu’ils devaient y rester jusqu’à la mort du grand prêtre, ce qui pouvait durer de quelques semaines à plusieurs décennies. Le Talmud ajoute que les mères des grands prêtres fournissaient alors aux meurtriers accidentels de la nourriture et des vêtements, afin qu’elles ne prient pas trop pour la mort de leurs fils [Makkot 11a]. Une fois encore, nous constatons une proximité entre le sacré et le hors-la-loi : bien qu’ils ne fussent pas techniquement coupables de meurtre, ils étaient néanmoins craints car capables de causer la mort.
  5. Revenons à la question du « meurtre accidentel ». Qu’est-ce que ça veut dire ? La Torah donne quelques exemples, comme laisser tomber accidentellement une pierre (Nombres 35:22) ou une hache qui s’échappe accidentellement de son manche (Deutéronome 19:5) — mais en gros, elle distingue deux catégories : le meurtre intentionnel et le meurtre non intentionnel. La tradition rabbinique affine la catégorie du « non intentionnel ». Je vais citer ici le résumé de Maïmonide dans son intégralité :

שְׁלֹשָׁה הֵם הַהוֹרְגִים בְּלֹא כַּוָּנָה: יֵשׁ הוֹרֵג בִּשְׁגָגָה וְהַעֲלָמָה גְּמוּרָה וְזֶהוּ שֶׁנֶּאֱמַר בּוֹ (שמות כא יג) “וַאֲשֶׁר לֹא צָדָה”. וְדִינוֹ שֶׁיִּגְלֶה לְעָרֵי מִקְלָט וְיִנָּצֵל כְּמוֹ שֶׁבֵּאַרְנוּ: וְיֵשׁ הוֹרֵג וְתִהְיֶה הַשְּׁגָגָה קָרוֹב לְאֹנֶס וְהוּא שֶׁיֶּאֱרַע בְּמִיתַת זֶה מְאֹרָע פֶּלֶא שֶׁאֵינוֹ מָצוּי בְּרֹב מְאֹרְעוֹת בְּנֵי אָדָם. וְדִינוֹ שֶׁהוּא פָּטוּר מִן הַגָּלוּת. וְאִם הֲרָגוֹ גּוֹאֵל הַדָּם נֶהֱרָג עָלָיו: וְיֵשׁ הוֹרֵג בִּשְׁגָגָה וְתִהְיֶה הַשְּׁגָגָה קְרוֹבָה לְזָדוֹן וְהוּא שֶׁיִּהְיֶה בַּדָּבָר כְּמוֹ פְּשִׁיעָה. אוֹ שֶׁהָיָה לוֹ לְהִזָּהֵר וְלֹא נִזְהַר. וְדִינוֹ שֶׁאֵינוֹ גּוֹלֶה מִפְּנֵי שֶׁעֲוֹנוֹ חָמוּר אֵין גָּלוּת מְכַפֶּרֶת לוֹ וְאֵין עָרֵי מִקְלָט קוֹלְטוֹת אוֹתוֹ שֶׁאֵינָן קוֹלְטוֹת אֶלָּא הַמְחֻיָּב גָּלוּת בִּלְבַד. לְפִיכָךְ אִם מְצָאוֹ גּוֹאֵל הַדָּם בְּכָל מָקוֹם וַהֲרָגוֹ פָּטוּר: וּמַה יַּעֲשֶׂה זֶה. יֵשֵׁב וְיִשְׁמֹר עַצְמוֹ מִגּוֹאֵל הַדָּם. וְכֵן כָּל הָרַצְחָנִים שֶׁהָרְגוּ בְּעֵד אֶחָד אוֹ בְּלֹא הַתְרָאָה וְכַיּוֹצֵא בָּהֶן אִם הֲרָגָן גּוֹאֵל הַדָּם אֵין לָהֶם דָּמִים. לֹא יִהְיוּ אֵלּוּ חֲמוּרִים מֵהַהוֹרֵג בְּלֹא כַּוָּנָה: כֵּיצַד. הַזּוֹרֵק אֶבֶן לִרְשׁוּת הָרַבִּים וְהָרְגָה אוֹ הַסּוֹתֵר כָּתְלוֹ לִרְשׁוּת הָרַבִּים וְנָפְלָה אֶבֶן וְהֵמִיתָה. בֵּין שֶׁסְּתָרוֹ בַּיּוֹם בֵּין שֶׁסְּתָרוֹ בַּלַּיְלָה הֲרֵי זֶה קָרוֹב לְמֵזִיד וְאֵינוֹ נִקְלָט מִפְּנֵי שֶׁזּוֹ פְּשִׁיעוּת הִיא שֶׁהֲרֵי הָיָה לוֹ לְעַיֵּן וְאַחַר כָּךְ יִזְרֹק אוֹ יִסְתֹּר

Il existe trois catégories de personnes qui tuent sans intention.

Il y a celui qui tue par inadvertance, sans aucune conscience des conséquences de son acte. La loi qui s’applique à lui est qu’il doit s’exiler dans une ville de refuge et y trouver protection, comme nous l’avons expliqué.

Il y a celui qui tue par inadvertance dans des circonstances qui s’apparentent à un cas de force majeure — c’est-à-dire que la mort est provoquée par un événement exceptionnel, peu fréquent dans la vie des hommes. Celui-là n’est pas astreint à l’exil ; et si le vengeur du sang le tue, ce dernier sera mis à mort pour l’avoir tué.

Il y a enfin celui qui tue par inadvertance dans des circonstances qui se rapprochent de la préméditation : par exemple, s’il y a eu négligence ou s’il aurait dû prendre des précautions et ne l’a pas fait. Celui-là n’est pas envoyé en exil, car sa faute est trop grave ; l’exil ne lui apporte pas l’expiation et les villes de refuge ne l’accueillent pas, car elles ne protègent que celui qui est effectivement condamné à l’exil. Par conséquent, si le vengeur du sang le rencontre en quelque lieu et le tue, il (le vengeur) n’est pas coupable de meurtre.

De quoi s’agit-il ? D’un homme qui lance une pierre dans l’espace public et tue quelqu’un, ou qui abat un mur sur l’espace public, et qu’une pierre tombe et cause la mort. Qu’il ait abattu le mur de jour ou de nuit, il est considéré comme proche du meurtre volontaire ; il n’a pas droit à la protection d’une ville de refuge. Car il lui appartenait de vérifier l’endroit, puis de lancer la pierre ou d’abattre le mur.

Que doit faire un tel homme ? Il doit se tenir sur ses gardes et se protéger du vengeur du sang. (De même, pour tous les meurtriers dont le crime n’a été constaté que par un seul témoin, ou d’autres cas similaires : si le vengeur du sang les tue, il n’est pas coupable.) [MT Rotseah 6:1-6]

  1. Il y a toute une gamme entre innocence et responsabilité. Il y a les accidents purs, les tragédies qu’on doit juste pleurer, sans blâmer personne. Il existe des cas intermédiaires, ceux qui sont techniquement innocents mais qui ont quand même du sang sur les mains — envoyés dans des villes refuges pour un temps indéterminé. Certains accidents, cependant, ne sont pas tout à fait accidentels, et la loi juive tient quelqu’un responsable des conséquences de ses actes. Même si le préjudice causé est indirect, et même si certaines subtilités juridiques permettent une défense (il n’y avait qu’un seul témoin et non les deux requis, par exemple), on ne peut pas prétendre à l’innocence.
  2. Maïmonide ne précise pas ce qu’il advient d’un tel individu dans une société comme la nôtre où, heureusement, il n’y a pas de vengeance sanglante, peut-être que les tribunaux interviendraient pour la punir. (Dans le Guide des égarés [III:40], il semble suggérer qu’un roi pourrait exercer une justice exceptionnelle à leur encontre même sans toutes les procédures légales.) Ce qu’il dit cependant, c’est que la conséquence immédiate de leur négligence est qu’ils vivront dans la peur pour le reste de leur vie, une punition qu’ils se sont eux-mêmes infligée.
  3. En ce mois d’Av, nous sommes censés être particulièrement sensibles à la souffrance, à la destruction et à la responsabilité. Traditionnellement, le peuple juif n’a pas blâmé ses ennemis pour la destruction du premier et du deuxième temple, mais lui-même. Le Talmud abonde en réflexions sur les dysfonctionnements internes du peuple, sur les conséquences de nos actes et sur la responsabilité de réparer les déchirures de notre tissu social. C’est le moment de réfléchir à cette vérité peu confortable : même si nous ne sommes pas coupables, nous sommes rarement innocents.

Chavoua tov, et hodech tov !

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