Israéliens d’abord, juifs de la diaspora ensuite, nous sommes nombreux à vivre un mal-être post-traumatique après le 7 octobre 2023, mais aussi consécutivement à la riposte militaire, avec les réactions haineuses tous azimuts et les divisions internes suscitées. Je soutiens que l’on ne peut en prendre toute la mesure que si l’on se place également en amont. Ce mal-être se greffe en effet sur un autre. Souvenons-nous qu’avant le 7 octobre, la société d’Israël était profondément déchirée – et dissipée – autour du projet gouvernemental de la réforme judiciaire. Si la guerre a quelque peu éclipsé la question, elle n’en reste pas moins prégnante. Ce clivage a révélé un désarroi généralisé autour de la vocation, de la raison d’être même de l’État d’Israël, dont on comprend qu’il se situe à un carrefour de son histoire. Le malaise existentiel qui ronge le monde juif n’est pas seulement lié à la montée de l’antisémitisme, à la solitude face à la diabolisation d’Israël et à l’acharnement à vouloir sa perte. Il est généré aussi par la menace d’implosion de la société israélienne qui ébranle par extension le monde juif. L’identité diasporique en effet se projette en l’État hébreu et se nourrit de sa vitalité, et, par ricochet, en absorbe les tensions à mesure que la crise interne s’amplifie. À mon sens, l’abcès de fixation, épicentre du malaise, est sinon ignoré du moins minoré. Il porte un nom : la montée du fondamentalisme.
Que ce soit le débat sur les priorités militaires ou sur la réforme judiciaire, ils trahissent un enjeu majeur qui alimente les passions. De quel judaïsme sommes-nous les héritiers et quel est celui dont nous rêvons ? C’est bien de notre avenir identitaire dont il est question, à l’heure où l’on assiste partout dans le monde, et en Israël en particulier, à une résurgence de la conscience religieuse et, avec elle, de ses formes les plus radicales. S’agissant du conflit israélo-arabe, on entend souvent que la religion est instrumentalisée à des fins d’intérêts géopolitiques. À n’en point douter. Mais l’inverse est plus vrai encore. La géopolitique est instrumentalisée à des fins religieuses. C’est le triomphe d’une civilisation, d’une religion sur une autre qui, de part et d’autre, motive les plus acharnés, bien plus que tel ou tel pouce de territoire, prétendument stratégique. Il en va de même pour la réforme judiciaire.
Que les choses soient claires. Il est parfaitement concevable que l’on critique le système judiciaire, qu’on le tienne pour faillible et donc perfectible par tel ou tel rééquilibrage susceptible de neutraliser des abus d’autorité. Mais qui peut croire sincèrement que le débat porte sur l’optimisation juridique de l’équilibre des pouvoirs, sans s’apercevoir que les protagonistes de la réforme ont un agenda politique ? Les coalitions gouvernementales en Israël, en raison du scrutin à la proportionnelle, lorgnent sur le vote religieux. Culturellement et démographiquement, il pèse de plus en plus lourd. Or les divers partis religieux, chacun dans sa singularité, ont des desiderata qui contreviennent à l’État de droit. Les ambitions les plus radicales n’ont de chance d’être avalisées que par la neutralisation de la Haute cour de justice ou celle de tout contre-pouvoir qui, en Israël, sert de soupape de sécurité équivalente à une constitution introuvable. Pour le dire rapidement, il y a les piétistes ultra-nationalistes qui claironnent que l’accomplissement du rêve messianique passe nécessairement par une « reprise » des territoires prétendument annexés par le roi David, de Gaza à Damas. Ils estiment que le devoir de « conquête », par les armes ou l’implantation forcenée, outrepasse toute autre considération diplomatique, démocratique, sécuritaire ou humanitaire. Toute perspective de traité de paix et de partage, même infime, constitue pour eux une entrave au projet grandiose et est synonyme de compromission et de trahison.
Il y a par ailleurs les partis des ultra-dévots (harédim) qui récusent la légitimité de toute laïcité de l’État hébreu. Leur zèle messianiste est cependant d’un tout autre ordre : piétiste et opportuniste au regard de l’État laïc. Sur le fond, ils ne renoncent pas aux conquêtes, à restaurer les lois antiques du patriarcat, aux exécutions publiques et au culte sacrificiel, incluses au programme des 613 commandements bibliques. Mais, à l’opposé des religieux ultra-sionistes qui s’y attellent, certes pas à pas, ils estiment que seul le messie sera habilité à mener pareil programme théocratique. En attendant son arrivée, la seule piété louable doit se concentrer sur le rigorisme religieux. Cela va de la relégation « pudique » des femmes, de l’imposition de la halakha dans le domaine public jusqu’à la dispense du service militaire accordée aux étudiants des yechivot, même si le maintien de ce privilège de caste se fait aux dépens des besoins sécuritaires et contre la volonté de la majorité de la population qui en paie le prix fort. La conquête à mener sans tarder n’est pas territoriale mais « cléricale ».
À l’heure même où notre colloque se tient, la Knesset discute un projet de loi visant à priver les femmes divorcées du droit à recourir aux cours civiles, pour juger des pensions alimentaires et de la garde des enfants, en imposant l’autorité exclusive des tribunaux rabbiniques dont on sait qu’ils ne sont pas égalitaires en la matière. Par souci d’un meilleur équilibre des pouvoirs ? Cela s’arrêtera-t-il là ? Qui peut honnêtement le croire ? Sans contre-pouvoirs pour défendre l’égalité devant la loi de tout citoyen, sans distinction de race, de religion ou de sexe, tous les abus sont permis, au gré des marchandages politiciens, les plus décomplexés. Veut-on qu’Israël reste un État juif et démocratique ? Tel est le véritable enjeu du débat sociétal. L’alliance entre judaïsme et démocratie énoncée par la déclaration d’indépendance est-elle en passe d’être caduque ? Ou est-elle au contraire ce qui confère à l’État juif force et légitimité dans le cœur des démocrates et face à ses détracteurs à l’affut de la moindre faille ? Les « belles âmes » qui, haineuses d’Israël, dénoncent cette dérive ultra-nationaliste et rigoriste comme la quintessence du sionisme, n’ont guère scrupule à s’allier aux intégristes islamistes qui nourrissent un rêve non moins hégémonique et, comme on le sait, bien plus fanatique et dépourvu de toute humanité. Comment alors sortir de la spirale infernale que d’aucuns alimentent à cœur joie ? En commençant par identifier avec lucidité nos propres divagations, pour ensuite les désamorcer avec détermination.
L’idée brandie par les cercles fondamentalistes selon laquelle la démocratie est une conception grecque, étrangère au judaïsme biblique et rabbinique – et donc « hérétique » – est aussi infondée que suprémaciste. Je me contenterai d’un exemple emblématique. Il est question, dans notre session, de la quête de liberté, de la sortie d’Égypte comme paradigme de l’émancipation. N’est-ce pas l’idéal fondateur de notre peuple, célébré chaque année à Pèssah, et même dans la liturgie quotidienne ? Pourtant – le large public l’ignore – le droit biblique et rabbinique, jusqu’au 19e siècle, a souscrit à l’esclavage qui était une pratique universelle. En effet, distinction est faite entre, d’une part, l’esclave hébreu qui est comme un débiteur insolvable placé sous tutelle pendant six ans, qui cède sa force de travail pour purger ses dettes, mais doit obligatoirement être libéré la septième année, et, d’autre part, l’esclave non-hébreu qui doit rester assujetti à jamais, lui et toute sa descendance.
Ainsi, le grand codificateur Maïmonide (1138-1204), suivi du Choulhan âroukh (16e siècle), édictent l’interdiction d’émanciper son esclave non-juif. À partir du 19e siècle cependant, les rabbins ont eu à se positionner face à l’abolition de l’esclavage se généralisant en Occident. Je ne puis traiter ici en détail de la question, mais il est frappant de lire ce qu’en écrit Rabbi Nachum L. Rabinovitch (1928-2020), un grand décisionnaire du mouvement sioniste religieux. Selon lui, l’application des commandements de la Torah est indissociable des contraintes sociétales parfois indésirables. Toutefois, lorsqu’une société est en mesure de les dépasser – comme de pouvoir se passer de l’asservissement de l’homme par l’homme – c’est un devoir de réviser la règle à appliquer. Au nom de quoi ? Au nom de la dignité humaine promue par le verset matriciel qui stipule que tout être humain est créé à l’image de Dieu, homme ou femme. C’est cette « loi fondamentale » biblique et ensuite talmudique qui doit être prise en compte, dès qu’opportunité est offerte de se défaire d’une norme avilissante. Or pareille vision de l’homme n’est-elle pas au cœur même de l’idée démocratique et républicaine ? Cette conception a été de facto défendue par des maîtres on ne peut plus orthodoxes ! Cette religiosité-là entrevoit non pas à un État de la halakha – comme d’autres aspirent à un État de la charia –, mais à un État de la « méta-halakha », qui suppose que la norme édictée doit évoluer à mesure qu’un surcroît de dignité humaine et de justice est rendu possible.
Terminons cette brève réflexion sur une notion bien connue du droit juif : la priorisation de la vie humaine sur l’observance du Chabbat. L’interdit de profaner le Chabbat fait partie des dix ordonnances du décalogue. Tandis que le devoir de le profaner pour sauver une vie humaine n’est écrit nulle part dans la Torah ! Cette dérogation est en fait une loi fondamentale établie par la loi orale (des rabbins) interprétant la Torah écrite. Et elle fait autorité ! Qu’est-ce à dire ? Jamais un texte ne parle seul. Il a toujours des lecteurs qui l’interprètent, faisant autorité pour telle ou telle communauté. En réalité, les fondamentalistes le savent, mais leur rhétorique consiste à persuader qu’il n’y a rien à apprendre de l’évolution du monde, puisque tout est déjà révélé, y compris l’interprétation de la loi ! Ils disent : ce n’est pas à la religion ancestrale à « se plier » aux valeurs humanistes mais l’inverse ! Qui a raison ? Il est déconcertant que certains versets ou propos se contredisent et que l’on puisse aisément faire dire à la Bible ou aux textes rabbiniques une chose et son contraire. Si bien que les critiques de la religion font valoir que c’est un « jeu à somme nulle » ; que l’on ne peut décidemment rien tirer de net ni des Écritures, ni de leur interprétation. Ce faisant, ils font le jeu du fondamentalisme en oblitérant l’interprétation créative.
Le génie de la tradition juive est qu’elle a su et sait encore mettre en perspective les règles déconnectées des nouvelles réalités, non point par convenance, mais au nom des principes directeurs qui sont le véritable « esprit des lois ». Ils ont été explicitement énoncés à l’aurore de la civilisation hébraïque : « L’Éternel dit : cacherai-Je plus longtemps à Abraham ce que Je compte faire ? Abraham deviendra une nation grande et puissante, et par lui seront bénies toutes les nations de la terre, car Je l’ai connu (élu) afin qu’il ordonne à ses enfants, et à sa maison après lui, de garder la voie de l’Éternel, en accomplissant l’équité et le droit » (Gn 18,17-19). Le monde change. Actualiser la loi en conséquence, selon l’équité et le droit, forme le cœur de cette vocation. La liberté d’interpréter – une responsabilité assignée aux décisionnaires établis par leur communauté – est intrinsèquement liée au devoir d’émanciper l’humanité de toutes ses « étroitesses » qui, selon la racine hébraïque, est le sens sous-jacent du terme « Égypte (mitsraïm) ». Tel est l’antidote, l’œuvre de sauvetage – de toute urgence – de toutes les idéologies mortifères. La vraie sortie d’Égypte.
Qu’il me soit permis d’inviter tout lecteur souhaitant approfondir ces questions, sources à l’appui, à consulter mon ouvrage dédié : Fondamentalisme et humanisme dans le judaïsme, In Press, 2024.
Rivon Krygier