Par le rabbin Josh Weiner
La paracha de cette semaine nous parle des deuxième et troisième générations des patriarches. Nous y découvrons Isaac, sa lutte et sa prière avec Rébecca pour avoir des enfants, ainsi que de la relation complexe qu’ils entretiennent avec leurs deux fils jumeaux, Jacob et Ésaü. À travers cette histoire inter-générationnelle, la tradition juive vient souvent puiser des enseignements sur l’une des mitsvot les plus ardues de la Torah : honorer ses parents. Il est certainement bien plus simple d’allumer les bougies de chabbat ou de mettre les téfilines que d’honorer correctement ses parents dans des situations difficiles.
Le Talmud rapporte les efforts de nombreux maîtres qui ont tenté d’honorer leurs parents comme l’exige la halakha, y compris cette déclaration saisissante du Rabbi Yoḥanan (Kiddouchin 31b), qui se dit reconnaissant d’être orphelin afin de ne pas être confronté à ces épreuves. Et le modèle souvent cité dans la littérature rabbinique pour illustrer le respect et l’honneur dû aux parents est Ésaü. Voici un exemple tiré d’un midrach :
אָמַר רַבָּן שִׁמְעוֹן בֶּן גַּמְלִיאֵל כָּל יָמַי הָיִיתִי מְשַׁמֵּשׁ אֶת אַבָּא וְלֹא שִׁמַּשְׁתִּי אוֹתוֹ אֶחָד מִמֵּאָה שֶׁשִּׁמֵּשׁ עֵשָׂו אֶת אָבִיו, אֲנִי בְּשָׁעָה שֶׁהָיִיתִי מְשַׁמֵּשׁ אֶת אַבָּא הָיִיתִי מְשַׁמְּשׁוֹ בִּבְגָדִים מְלֻכְלָכִין, וּבְשָׁעָה שֶׁהָיִיתִי יוֹצֵא לַדֶּרֶךְ הָיִיתִי יוֹצֵא בִּבְגָדִים נְקִיִּים, אֲבָל עֵשָׂו בְּשָׁעָה שֶׁהָיָה מְשַׁמֵּשׁ אֶת אָבִיו לֹא הָיָה מְשַׁמְּשׁוֹ אֶלָּא בְּבִגְדֵי מַלְכוּת
Rabban Chimʿon ben Gamliel disait : « J’ai servi mon père toute ma vie, et pourtant je ne l’ai pas servi même au centième de ce qu’Ésaü a fait pour le sien. Moi, lorsque je servais mon père, je le faisais avec des vêtements salis, tandis que pour voyager sur la route, je mettais des vêtements propres. Mais Ésaü, lorsqu’il servait son père, ne le faisait qu’avec des habits royaux. » (Bereshit Rabba 65:16)
Ce sont ces mêmes vêtements que Jacob revêtira plus tard pour se faire passer pour son frère, et qu’Isaac reconnaîtra au toucher. Je suis toujours frappé par le fait que la tradition rabbinique choisisse Ésaü — généralement considéré comme extérieur au peuple juif — comme modèle pour un commandement si juif. Comme si nous savions, au fond, que nous ne sommes pas particulièrement doués dans ce domaine, et que nous avons besoin d’un Autre pour nous pousser à nous améliorer. [Notons aussi qu’Ésaü excelle à honorer son père, mais que la mitsva inclut également la mère, et rien n’indique qu’il ait témoigné du même engagement envers sa mère.]
Mais un autre modèle d’honneur envers les parents apparaît ici, peut-être de manière plus implicite : celui d’Isaac lui-même dans sa relation avec son père Abraham. La paracha s’ouvre en effet sur un verset très énigmatique, qui ne semble rien ajouter au récit :
וְאֵ֛לֶּה תּוֹלְדֹ֥ת יִצְחָ֖ק בֶּן־אַבְרָ֑הָ֑ם אַבְרָהָ֖ם הוֹלִ֥יד אֶת־יִצְחָֽק׃
« Voici les générations d’Isaac, fils d’Abraham : Abraham engendra Isaac. » (Genèse 25,19)
Très bien, Isaac est le fils de son père, qui est lui-même le père de son fils. Mais pourquoi ai-je besoin de le savoir ? Les midrachim utilisent généralement cette apparente redondance pour développer l’idée qu’Isaac ressemblait physiquement à son père, afin de faire taire les rumeurs selon lesquelles il serait né d’Abimélek, le roi qui avait enlevé Sarah. Mais le message plus général que ce verset semble marteler est qu’Isaac hérite de la voie de son père, et qu’un lien profond les unit.
À bien des égards, les récits concernant Isaac répètent ceux de son père. Isaac séjourne à Guérar comme son père ; il fait passer son épouse pour sa sœur, comme l’avait fait son père ; il conclut une alliance de paix avec Abimélek, encore comme son père. Il arrive dans la ville que son père avait nommée Beer-Shéva, et il la nomme à nouveau Beer-Shéva. Il rouvre les mêmes puits que son père avait creusés et leur redonne les mêmes noms. Il s’agit d’une forme d’honneur qui consiste à affirmer la voie empruntée par ses parents en montrant, par ses propres actes, qu’elle est digne d’être suivie.
Cette vie peut sembler un peu monotone, cette imitation constante d’Abraham. Cela me rappelle une critique que l’on entend parfois sur la vie à la synagogue : c’est la même prière chaque jour, chaque semaine, chaque année. C’est l’une des raisons d’ailleurs pour lesquelles je n’apprécie pas tellement le nom américain de notre mouvement, Conservative Judaism : il me fait penser à des projets de conservation d’espèces sauvages, ou à un chantier de conservation dans un musée. Serions-nous, au fond, une sorte de zoo extrêmement bien tenu, qui aurait réussi à préserver des traces d’une religion vieille de trois mille ans, comme Abraham et son fils. Après tout, n’est-ce pas ainsi que nous ouvrons chaque prière ?
אלוקינו ואלוקי אבותינו, אלוקי אברהם אלוקי יצחק ואלוקי יעקב
« Notre Dieu et Dieu de nos ancêtres, Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac et Dieu de Jacob… » C’est une formidable œuvre de conservation que nous avons accomplie — bravo à nous ! Peut-être le ressentons-nous moins lorsque nous employons la traduction hébraïque Massorti, « traditionnel » : c’est un peu plus harmonieux, mais cela peut tout de même laisser entendre que nous ne sommes que les gardiens d’une tradition, rien de plus.
Mais bien sûr, ce n’est pas vraiment cela — ou du moins cela ne devrait pas l’être. J’ai de nombreuses difficultés avec nos prières, c’est vrai, mais je n’ai jamais ressenti la répétition comme l’une d’entre elles. Quand je dis « Bonjour » à mes enfants chaque matin, ou « Je vous aime », et qu’ils réagissent comme ils réagissent, personne ne répond : « Mais tu l’as déjà dit hier ! » Lorsque nous célébrons le chabbat chaque semaine, notre réaction n’est pas : « On l’a déjà fait, célébrons plutôt mardi cette fois. » La répétition est généralement stabilisatrice ; elle nous permet d’évoluer ailleurs, d’approfondir.
C’est ainsi que je lis l’épisode où Isaac rouvre les puits qu’Abraham avait déjà creusés. Il s’agit d’un engagement envers l’héritage du passé, une manière de l’honorer. Mais c’est aussi la reconnaissance que cet héritage, en l’état, ne fonctionnait plus correctement : il demandait à être entretenu et ré-imaginé. D’ailleurs, une fois les puits rouverts, une nouvelle source apparaît, un puits qu’Abraham n’avait jamais connu.
וַיָּ֨שׇׁב יִצְחָ֜ק וַיַּחְפֹּ֣ר ׀ אֶת־בְּאֵרֹ֣ת הַמַּ֗יִם אֲשֶׁ֤ר חָֽפְרוּ֙ בִּימֵי֙ אַבְרָהָ֣ם אָבִ֔יו וַיְסַתְּמ֣וּם פְּלִשְׁתִּ֔ים אַחֲרֵ֖י מ֣וֹת אַבְרָהָ֑ם וַיִּקְרָ֤א לָהֶן֙ שֵׁמ֔וֹת כַּשֵּׁמֹ֕ת אֲשֶׁר־קָרָ֥א לָהֶ֖ן אָבִֽיו׃ וַיַּחְפְּר֥וּ עַבְדֵֽי־יִצְחָ֖ק בַּנָּ֑חַל וַיִּ֨מְצְאוּ־שָׁ֔ם בְּאֵ֖ר מַ֥יִם חַיִּֽים׃
« Isaac rouvrit les puits d’eau qui avaient été creusés au temps d’Abraham son père et que les Philistins avaient bouchés après la mort d’Abraham ; et il leur donna les mêmes noms que son père leur avait donnés. Puis les serviteurs d’Isaac creusèrent encore dans la vallée et y trouvèrent un puits d’eau vive.» (Genèse 26,18–19)
Cette nouvelle source est propre à Isaac. Mais la nouveauté n’a pas de valeur en soi, et il lui faut beaucoup d’efforts pour que ces puits puissent réellement irriguer le monde. L’eau est très souvent un symbole de la Torah, et l’image fonctionne parfaitement ici. La Torah d’Abraham — cette relation unique qu’il avait établie avec Dieu et le monde — devait être retrouvée et consolidée par son fils. Les Philistins qui bouchent les puits d’Abraham, et menacent d’en faire autant à ceux d’Isaac, sont les forces de l’habitude, de l’oubli, de la perte d’élan intérieur. En entretenant les anciens puits, Isaac parvient à accéder à sa propre inspiration, à offrir sa propre parole — be’er mayim ḥayim, les puits d’eaux vives.
L’ordre des événements est essentiel : sans s’être d’abord confronté aux anciens puits, il n’aurait peut-être jamais pu en creuser de nouveaux. Mais les premiers puits qu’il découvre suscitent le conflit, comme toute idée nouvelle : il nomme le premier Éssek, « querelle », et le second Sitna, « haine ». Ce n’est qu’à la troisième tentative qu’il peut enfin construire dans la paix : il appelle ce puits Rehovot, «espace large », « ouverture ». Sans renoncer à l’héritage du passé, il parvient à ouvrir une voie entièrement nouvelle dans le monde.
C’est aussi une manière d’être « conservateur », ou massorti, traditionnel. Il s’agit de maintenir vivantes les sources d’inspiration du passé, afin qu’elles continuent de couler aujourd’hui, et d’utiliser cet élan pour découvrir de nouvelles fontaines. Je pense au Conservatoire : on y enseigne et on y « conserve » la musique traditionnelle, mais c’est aussi un lieu qui stimule la créativité et l’exploration. On retrouve cette idée dans l’enseignement rabbinique (Berakhot 26b) selon lequel Abraham aurait institué la prière du matin, Isaac celle de l’après-midi et Jacob celle du soir. On voit bien comment ces innovations s’enchaînent naturellement les unes aux autres, et comment, sans renier le passé — au contraire, en l’honorant — il reste un espace pour créer quelque chose de nouveau et de personnel.
Chabbat chalom !