Avec qui prions nous à Kippour, et pour qui et pourquoi ?
Chana tova, et malgré la gravité de ce jour, la salutation appropriée est sans doute ‘hag saméa‘h. Ce soir, les synagogues du monde entier sont pleines, et chaque année, j’essaie de comprendre ce qui nous attire vers ce qui est peut-être le rite juif le plus exigeant. D’un point de vue purement technique, la prière de ce soir n’est pas plus importante qu’un mercredi soir ordinaire. Mais l’âme juive est appelée instinctivement à Yom Kippour, et il en a toujours été ainsi. La Torah décrit l’essence de ce jour dans un verset qui revient à plusieurs reprises dans nos prières :
כִּֽי־בַיּ֥וֹם הַזֶּ֛ה יְכַפֵּ֥ר עֲלֵיכֶ֖ם לְטַהֵ֣ר אֶתְכֶ֑ם מִכֹּל֙ חַטֹּ֣אתֵיכֶ֔ם לִפְנֵ֥י יְ—הֹוָ֖ה תִּטְהָֽרוּ׃
Car en ce jour, on fera expiation sur vous afin de vous purifier; vous serez purs de tous vos péchés devant l’Éternel. (Lévitique 16:30)
L’expiation ! Quelle merveille ! La tradition rabbinique a été troublée par la simplicité de ce verset, et y a ajouté des conditions bien connues : l’expiation n’est pas automatique — il faut faire téchouva, se repentir de ses actes passés et décider d’agir autrement à l’avenir. Mikol ‘hattotékhem lifnei Adonai: Yom Kippour peut purifier des fautes commises envers Dieu, mais lorsque d’autres personnes sont concernées, il faut leur demander pardon directement. Pourtant, tout cela n’a jamais effacé le sens fondamental du verset : ce jour promet la kapara — cette expiation, ce pardon — et c’est bien cela que nous désirons ardemment. Nous ne l’exprimons pas toujours consciemment, mais qui ne rêve pas d’être innocent, sans tache, pur, renouvelé ?
Ce soir, nous avons commencé les prières par la triple proclamation du Kol Nidré. Au-delà de sa mélodie, ce qui confère tant de force à cette cérémonie symbolique d’annulation des vœux [précision : elle n’a pas de validité légale et ne permet en aucun cas de manquer à sa parole !] c’est qu’elle répond à ce même désir essentiel : être libéré du poids de nos décisions passées, et retrouver la liberté de recommencer à zéro.
Encore une fois, la tradition rabbinique est mal à l’aise avec l’idée de ki bayom hazeh, que le jour lui-même puisse apporter l’expiation. L’une des conditions qu’elle lit dans ces versets est que la kapara ne vient qu’à la fin de la journée, demain à la tombée de la nuit [Tosefta Yoma 4:15]. Les rabbins débattent du cas d’une personne qui commet une faute le jour de Yom Kippour mais meurt avant la fin de la journée : peut-elle jamais obtenir le pardon ? [Chevouot 13a]. Mais là encore, rien de tout cela ne nous convainc véritablement : c’est bien la simplicité originelle du verset qui nous interpelle, encore et toujours : « Car en ce jour on fera expiation pour vous, afin de vous purifier de toutes vos fautes. »
Mais qu’est-ce donc que cette kapara ? J’utilise volontairement le mot hébreu, pour préserver l’ambiguïté qu’il contient et qui s’affaiblit dans la traduction. Le sens premier de cette racine en hébreu est « recouvrir » . Dans les rituels du grand prêtre entrant dans le Saint des Saints, que nous lirons demain (Lévitique 16:2), Dieu dit :כִּ֚י בֶּֽעָנָ֔ן אֵרָאֶ֖ה עַל־הַכַּפֹּֽרֶת — « Car Je Me manifesterai dans la nuée, au-dessus du kaporet, le couvercle de l’arche. » Le kaporet recouvre l’arche de l’alliance, et Dieu se révèle, caché dans une nuée. Mais quel modèle cela nous donne-t-il alors de l’expiation ?
J’imagine ma mère jetant un drap blanc sur le canapé avant l’arrivée des invités, ou posant une nappe blanche sur la table avant chabbat, pour couvrir les taches laissées par les tasses de café, les casseroles brûlantes et les dessins enthousiastes des enfants. Ces images de kapara suggèrent que la faute n’est pas vraiment effacée lorsqu’elle est recouverte ; même si une impression de pureté s’installe, le passé demeure. Les contours de l’objet transparaissent sous le tissu ; si l’on regarde attentivement, on distingue ce qui est en dessous. De la même manière, après Yom Kippour, nous ne sommes pas des personnes entièrement nouvelles, et peut-être ne le souhaitons-nous pas. Notre « nouveau moi », notre avenir, se construit sur le passé plutôt que de repartir de zéro.
C’est peut-être là, en réalité, la tâche intérieure que ce jour nous demande d’accomplir. On peut parfois laisser les mots des prières aux professionnels, aux rabbins et aux hazanim, et prendre un moment pour fermer les yeux, ou même sortir marcher un peu, afin de prendre des décisions sincères pour l’année qui vient. Quel déguisement vais-je revêtir cette année ? Quelles parties de moi dois-je recouvrir, et lesquelles mettre en valeur, pour devenir celui ou celle que je dois être ? [Et quel heureux hasard que nous soyons ce soir dans un théâtre, où l’idée même de se déguiser et de jouer un rôle peut devenir une source d’inspiration !]
Peut-être qu’une image encore plus précise de cette kapara est celle d’une couche de peinture fraîche appliquée sur le passé. Lorsque Noé reçoit l’ordre de construire son arche (Genese 6:14), c’est ce verbe qui est employé : וְכָֽפַרְתָּ֥ אֹתָ֛הּ מִבַּ֥יִת וּמִח֖וּץ בַּכֹּֽפֶר — « Tu l’enduiras, à l’intérieur et à l’extérieur, de poix. »
Avez-vous déjà repeint un mur ? Une seule couche de peinture ne suffit jamais. Le mur est sale, parce que la vraie vie est sale : vivre une vie active, cela implique des empreintes de mains, des traces, des éraflures, des rayures. Parfois elles sont là à cause de nous-mêmes et nos propres erreurs, et parfois elles sont simplement le prix à payer pour avoir ouvert notre maison aux amis et à la famille. De la même manière, la kapara que nous demandons en ce jour de Yom Kippour doit traiter à la fois les conséquences de nos propres actes et celles causées par les autres qui ont une place dans notre vie.
Il existe cette idée que kol Israël arévîm zé la-zé, « tout Israël est responsable les uns des autres ». On y pense lorsqu’on nous appelle à soutenir ceux qui sont dans le besoin, matériellement ou autrement. Mais l’autre face de cette idée, c’est que nous portons aussi, d’une certaine manière, une part de responsabilité dans les conséquences du comportement des autres Juifs, que cela nous plaise ou non.
Après chacun des cinq offices de Yom Kippour, nous récitons le vidouï, les confessions. Bien sûr, le vrai travail se fait dans les confessions personnelles que nous murmurons avec nos propres mots. Pourtant, les formules du siddour nous servent de modèle, en suivant l’ordre de l’alphabet, comme pour dire que tout le reste peut s’y rattacher. Achamnou, bagadnou, gazalnou, dibarnou dofi : nous avons fauté, nous avons trahi, nous avons volé, nous avons critiqué les autres. Toujours au pluriel, et il est impossible d’échapper aux implications de cette terrible grammaire — même si je ne me reconnais pas dans ces fautes, nous les avons commises, d’autres les ont commises, et, en tant que membre de la communauté je suis aussi impliqué. Après ces confessions, après avoir frappé notre poitrine et réfléchi à la part de vérité que ces mots contiennent dans nos propres vies, nous aspirons à la kapara : recouvrir ces taches, peut-être plusieurs fois, jusqu’à ce qu’elles s’effacent.
Porter les conséquences des actes d’autrui est lourd, mais cela porte aussi en soi la potentialité de créer une communauté. Nous avons entamé nos prières ce soir par une formule singulière :
עַל דַּֽעַת הַמָּקוֹם וְעַל דַּֽעַת הַקָּהָל. בִּישִׁיבָה שֶׁל מַֽעְלָה וּבִישִׁיבָה שֶׁל מַֽטָּה. אָֽנוּ מַתִּירִין לְהִתְפַּלֵּל עִם הָעֲבַרְיָנִים
« Avec l’accord de l’Eternel, et avec l’accord de cette assemblée, dans la convocation du tribunal céleste et dans la convocation du tribunal terrestre, nous donnons permission de prier avec les fauteurs.»
Qui sont ces « fauteurs » et pourquoi vouloir prier avec eux ? Le Talmud [Keritot 6b] enseigne que tout jeûne qui n’inclut pas « les pécheurs du peuple juif » n’est pas un vrai jeûne. Mais de qui parlons-nous ? La réponse simple [aujourd’hui] est : de nous tous. Nous prions avec ceux que nous considérons comme pécheurs (à cause de leurs paroles, de leurs opinions ou de leurs actes), et eux prient avec nous, nous considérant comme des pécheurs et voyant nos propres fautes. Côte à côte, ou dans différentes synagogues de la même ville, ou bien à travers le monde, nous partageons notre vie avec des êtres imparfaits, parce que nous le sommes aussi, et nous le reconnaissons aujourd’hui.
Notre kapara aussi est imparfaite, mais elle nous permet d’avancer : de commettre de nouvelles erreurs, d’apprendre des anciennes, de nous sentir responsables de nos voisins et de nos frères juifs sans pour autant rompre les liens.
Puissions-nous arriver à la fin de ce jour prêts à accueillir ces nouveaux commencements. Si les jours qui viennent annoncent vraiment la fin de la guerre à Gaza et la libération des otages, avec tout le soulagement et tout le deuil que cela apportera, il nous faudra réparer l’unité du peuple juif, et, au-delà, celle du monde entier.
Puissions-nous voir une année de paix, de réconciliation et de kapara.