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Vayera: rester profondément humain

Un commentaire de Claire Schwartz

Chabbat shalom à tous,

Ce qui me plaît quand je me plonge dans l’étude d’une paracha, c’est de voir quels enseignements nous pouvons en tirer qui nous éclairent sur notre rapport aux autres, nos rapports au monde.

C’est ainsi que j’ai orienté mes recherches dans la parasha Vayera.

Cette paracha est très connue puisqu’elle renferme plusieurs passages bien célèbres : la visite des anges qui vont annoncer à Sarah qu’elle va être mère, la destruction de Sodome et Gomorrhe et la ligature d’Isaac.

En relisant le texte, ce ne sont pas ces trois événements qui ont attiré mon attention, mais les passages précédant chacun d’entre eux. C’est dans ces « non-événements », en apparence, que l’on apprend le plus sur la vision, la rencontre et la confiance. Et c’est de cela que je vais essayer de vous parler.

Dans un premier temps, la capacité d’Abraham à voir Dieu dans ces trois personnages qui lui rendent visite nous permettra d’aborder le sujet de la vision et de la rencontre.
Puis, les passages autour de la négociation entre Abraham et l’Éternel et l’ascension vers le mont Moria, en vue du supposé sacrifice d’Isaac, nous permettront de traiter du sujet de la confiance.

Commençons par le début…

La paracha démarre au chapitre 18, verset 1 :

« Vayéra élav Adonaï… », L’Éternel se révéla à lui.

Et un peu plus loin, au verset 2 :

« Comme il levait les yeux et regardait, il vit trois personnes debout près de lui. »

Cette vision est intéressante puisqu’on nous dit que c’est Dieu qui lui apparut, mais ce sont des hommes qu’il vit.

Abraham semble reconnaître l’Éternel en ces personnages, puisqu’il dit, après qu’il a couru à eux et s’est prosterné contre terre :

« Seigneur, si j’ai trouvé grâce à tes yeux, ne passe pas ainsi devant ton serviteur ! »

À propos de cette vision et de ce qui s’ensuit, Maïmonide et Nahmanide ne sont pas d’accord :

  • Pour Maïmonide, il s’agit d’une vision prophétique. La description de la visite des anges, l’hospitalité d’Abraham et l’annonce faite à Sarah ne sont pas des faits réels mais le contenu d’une vision ;
  • Alors que pour Nahmanide, il s’agit d’anges personnifiés dont la perception est réservée aux hommes très pieux, purs et inspirés. Pour lui, les faits sont à prendre au sens propre.

De mon côté, je me suis demandé s’il ne pouvait pas exister une troisième voie possible. Se pourrait-il que Dieu se cache en chaque homme, et que l’accueil sincère de l’autre — la véritable hospitalité — soit une manière de s’approcher de Dieu ?

Cette intuition, on la retrouve dans un commentaire du rabbin Jonathan Sacks, dans Covenant and Conversation, où il écrit :

« La foi n’est pas un état mystique de solitude avec Dieu. C’est une manière de vivre selon la volonté de Dieu, en faisant preuve d’hospitalité envers l’étranger. Voir le visage de l’étranger, c’est parfois voir le visage de Dieu. »

Cela rejoint un peu le commentaire du Traité Chabbat, qui dit qu’accueillir des invités est plus grand que recevoir la Présence divine (la Chekhina).

On retrouve également cette idée chez Martin Buber dans Je et Tu, où l’on peut lire notamment cette phrase :

« Mais l’homme relié aux êtres est le seul qui soit prêt à la rencontre de Dieu. Car lui seul peut offrir à Dieu, en échange de la réalité divine, une réalité humaine. »

Pour revenir à la vision, tout cela m’a fait penser à cette belle citation, profondément humaniste, de Saint-Exupéry dans Le Petit Prince :

« On ne voit bien qu’avec le cœur, l’essentiel est invisible pour les yeux. »

C’est probablement Abraham, le premier, à en être l’incarnation.

Après la vision et la rencontre vient le temps du dialogue, rendu possible par la confiance.

C’est le deuxième élément qui a attiré mon attention et sur lequel je voulais revenir : la confiance.

C’est un élément clé de la relation entre Dieu et Abraham. Cette relation est très singulière, et on a l’impression d’y lire un respect mutuel l’un pour l’autre. Dans un sens, il est logique qu’Abraham respecte l’Éternel, qui lui est apparu, mais on ressent aussi ce respect de Dieu envers Abraham.

On le voit au verset 17 du chapitre 18, alors que les trois anges s’apprêtent à partir. On assiste comme à un questionnement intérieur de l’Éternel :

« Or, l’Éternel avait dit : “Tairai-je à Abraham ce que je veux faire ? Abraham ne doit-il pas devenir une nation grande et puissante, et une cause de bonheur pour toutes les nations de la terre ? Si je l’ai distingué, c’est pour qu’il prescrive à ses fils et à sa maison après lui d’observer la voie de l’Éternel, en pratiquant la vertu et la justice, afin que l’Éternel accomplisse sur Abraham ce qu’il a déclaré à son égard.” »

On dirait que l’Éternel doute. Il se questionne lui-même :

« Tairai-je à Abraham ce que je veux faire ? »

Ne pas prévenir Abraham pourrait briser la confiance, et on entend aussi comme un manque d’exemplarité. Ce serait le priver de l’opportunité d’essayer de le convaincre de ne pas détruire Sodome et Gomorrhe.

C’est comme ce que l’on fait avec quelqu’un en qui on a confiance et dont on respecte le jugement. Parfois, on prend une décision et, malgré toute la détermination que nous avons, nous sentons qu’il faut consulter un ami, un proche, un partenaire. Quelqu’un de qui l’on attend, implicitement, qu’il s’oppose à notre jugement pour rétablir un équilibre juste.

De nombreux commentateurs ont qualifié Abraham de partenaire de l’Éternel.

En partageant son projet avec Abraham, Dieu lui donne la possibilité d’exprimer son rôle de défenseur de la justice, d’une part, mais également lui témoigne de sa confiance. Et c’est peut-être ce qui pousse Abraham à interpeller l’Éternel avant d’entamer sa fameuse négociation.

Aux versets 22 et 23, on lit :

« Les hommes quittèrent ce lieu et s’acheminèrent vers Sodome ; Abraham était encore en présence du Seigneur. Abraham s’avança et dit : “Anéantirais-tu d’un même coup l’innocent avec le coupable ? Peut-être y a-t-il cinquante justes dans cette ville : les feras-tu périr aussi, et ne pardonneras-tu pas à la contrée en faveur des cinquante justes qui s’y trouvent ? Loin de toi d’agir ainsi, de frapper l’innocent avec le coupable, les traitant tous deux de la même façon ! Loin de toi ! Celui qui juge toute la terre serait-il un juge inique ?” »

Dans La Voix de la Torah d’Elie Munk, je lisais que la répétition du « loin de toi ! » montre à quel point Abraham s’inquiétait de la profanation du nom divin que le jugement sur Sodome allait provoquer.

C’est exactement ce que l’on peut ressentir quand une figure modèle fait quelque chose qui nous paraît injuste ou incohérent avec les valeurs qu’on lui attribue. On se sent alors extrêmement impliqué dans le fait de lui faire entendre raison.

Abraham peut adopter ce rôle vis-à-vis de l’Éternel parce que la confiance est établie entre eux et aussi parce qu’il est exemplaire lui-même dans la justice et l’humilité.

À ce stade, Abraham démontre une confiance qui s’apparente bien à celle d’un ami, d’un partenaire. Elle est suffisamment forte pour qu’il ose émettre un avis sans que le dialogue soit rompu, et elle autorise en même temps les désaccords.

À la fin de la paracha, des années sont passées et la confiance est toujours là, mais elle a une autre forme.

On est à présent dans l’épisode de la ligature d’Isaac, et on peut lire, au début du chapitre 22 :

« Il arriva, après ces faits, que Dieu éprouva Abraham. Il lui dit : “Abraham !” Il répondit : “Me voici.” Il reprit : “Or ça, prends ton fils unique, celui que tu aimes, Isaac ; achemine-toi vers la terre de Moria, et là, offre-le en holocauste sur une montagne que je te désignerai.” »

Le fait que, cette fois, Abraham n’argumente pas devant Dieu et que l’on ait immédiatement la mise en action laisse penser à une soumission à l’Éternel. Mais on peut aussi imaginer qu’il s’agisse d’une confiance absolue d’Abraham envers Dieu.

Une fois qu’Abraham et Isaac sont seuls et qu’ils marchent en direction du lieu du sacrifice, Isaac questionne son père et lui demande où est l’agneau de l’holocauste. Et Abraham de répondre :

« Dieu choisira lui-même l’agneau de l’holocauste, mon fils ! »

En disant cela, Abraham démontre sa confiance, comme s’il savait que l’Éternel se comporterait de manière juste en pourvoyant à l’objet du sacrifice. Et, en même temps, un peu comme au moment de l’interpellation du début, il replace Dieu en responsabilité.

Ce que je retire de ce dernier passage, c’est qu’après la vision, la rencontre et le chemin que l’on fait ensemble, il est possible de faire confiance absolument. Et c’est possible quand on partage les mêmes valeurs — en l’occurrence celle de la justice — et quand chacun assume ses responsabilités.

Je vous le disais, ce que j’aime dans l’étude des parachiot, c’est trouver des enseignements qui me soient utiles aujourd’hui, au présent.

De cette paracha, et au-delà même de ce que j’ai pu mettre en lumière devant vous, je retiens l’importance de l’hospitalité et de la générosité, de la rencontre et du lien à l’autre, et de la confiance envers autrui.

Il se trouve qu’en même temps que je préparais cette drasha, je lisais un ouvrage sur l’intelligence artificielle de Laurent Alexandre et Olivier Barbeau. Ce livre dresse un tableau d’un futur proche assez dramatique, où l’intelligence humaine serait complètement écrasée par l’intelligence artificielle, entraînant la disparition d’une quantité incroyable de métiers.

Pour autant, les auteurs nous disent que certains métiers ne pourront pas être remplacés par l’IA : en l’occurrence, les métiers du soin et du lien — auxiliaire de vie, psychologue, sage-femme — mais aussi les métiers de l’accueil, de l’hospitalité, de la médiation… bref, tous les métiers qui nous font nous sentir humains vont perdurer.

Et si, à l’heure où l’IA déshumanise (ou transhumanise), nous nous inspirions d’Abraham pour rester profondément humains, porteurs de la Présence divine, et faire s’exprimer cette humanité au service de l’hospitalité, de la rencontre et de la justice ?

Retrouvez les dessins de Claire Schwartz sur sa page Instagram “Le mood de Claire”

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