Nous recommençons aujourd’hui la Torah depuis le début. Mais attendez — nous l’avons déjà recommencée il y a trois jours, à Simhat Torah: j’y étais, je l’ai vue ! Nous avons lu les derniers versets du dernier chapitre, chanté quelques chants, bu un peu de vodka, les enfants ont été bénis et ont bu du jus de pomme, et nous avons enchaîné aussitôt avec les premiers versets de la Torah : la création du monde, jour après jour, étape après étape, mystère après mystère. Nous recommençons aujourd’hui, mais il y a eu un commencement avant ce recommencement.
Le récit biblique reste assez vague sur ce qu’il y avait avant le premier jour. Tohou va-vohou, bien sûr — mais qu’est-ce que cela veut dire ? Et l’esprit de Dieu planant sur les eaux — il y avait donc de l’eau, et un esprit. Pourtant, l’impression générale du texte est celle d’un « quelque chose », beaucoup de «quelque chose », issu de presque rien. Les rabbins, toutefois, viennent compliquer cette impression en suggérant qu’il s’est passé bien davantage avant le premier jour de la création. J’aimerais explorer ce modèle plus complexe — avec douceur, bien sûr. D’abord, on nous adresse un avertissement : il est fortement déconseillé de poser ce genre de questions. La michna célèbre dit :
כָּל הַמִּסְתַּכֵּל בְּאַרְבָּעָה דְּבָרִים, רָאוּי לוֹ כְּאִלּוּ לֹא בָּא לָעוֹלָם, מַה לְּמַעְלָה, מַה לְּמַטָּה, מַה לְּפָנִים, וּמַה לְּאָחוֹר
« Quiconque s’attarde à spéculer sur quatre choses, il aurait mieux valu pour lui qu’il ne vienne pas au monde : ce qu’il y a en haut, ce qu’il y a en bas, ce qu’il y avait avant, et ce qu’il y aura après. » (Haguiga 2,1)
Pourtant, plusieurs rabbins se sont permis de réfléchir à ce qu’il y avait « avant ». Ce qui les a peut-être aidés à garder l’esprit sain en s’aventurant dans ce domaine de connaissance interdit — alors que d’autres s’y sont brûlé —, c’est qu’ils ont su préserver un sens du mystère, voire un certain humour, dans leur démarche. Il existe donc une riche tradition qui cherche à comprendre ce qui se passait avant la première lettre de Beréchit. Voici l’un des midrachim les plus connus de ce genre :
אָמַר רַבִּי יְהוּדָה בַּר סִימוֹן, יְהִי עֶרֶב אֵין כְּתִיב כָּאן, אֶלָּא וַיְהִי עֶרֶב, מִכָּאן שֶׁהָיָה סֵדֶר זְמַנִּים קֹדֶם לָכֵן. אָמַר רַבִּי אַבָּהוּ מְלַמֵּד שֶׁהָיָה בּוֹרֵא עוֹלָמוֹת וּמַחֲרִיבָן, עַד שֶׁבָּרָא אֶת אֵלּוּ, אָמַר דֵּין הַנְיָן לִי, יַתְהוֹן לָא הַנְיָן לִי. אָמַר רַבִּי פִּנְחָס טַעְמֵיהּ דְּרַבִּי אַבָּהוּ (בראשית א, לא): וַיַּרְא אֱ—לֹהִים אֶת כָּל אֲשֶׁר עָשָׂה וְהִנֵּה טוֹב מְאֹד, דֵּין הַנְיָין לִי יַתְהוֹן לָא הַנְיָין לִי
Rabbi Yehouda bar Simon dit : « Il n’est pas écrit “qu’il soit soir”, mais “et il fut soir” — d’ici nous apprenons qu’un ordre du temps existait déjà auparavant. »
Rabbi Abahou dit : « Cela nous enseigne que Dieu créait sans cesse des mondes et les détruisait, jusqu’à ce qu’Il crée celui-ci… car il est écrit : “Dieu vit tout ce qu’Il avait fait, et voici, c’était très bon” (Genèse 1,31) — celui-ci Me plaît, tandis que les autres ne Me plaisaient pas. » (Bereshit Rabbah 3:7)
C’est un midrach très audacieux, qui me donne le sentiment que le monde tel que nous le connaissons est à la fois plus et moins unique que nous ne l’imaginions. Le nôtre n’est qu’un parmi d’autres univers possibles, tous aussi fragiles les uns que les autres — et qui peut dire que le nôtre ne sera pas, lui aussi, détruit puis recréé ? Et pourtant, c’est justement cette fragilité qui lui confère son unicité : pour l’instant, il est la meilleure version possible. Cela renforce notre responsabilité de prendre soin de ce monde, d’assumer le rôle confié à Adam et Ève, le’ovda oule’shomra — pour le cultiver et en prendre soin (Genèse 2,15).
Les Sages vont encore plus loin dans leurs affirmations audacieuses sur ce qui existait « avant ». Une autre tradition célèbre (Nedarim 39b et ailleurs) parle de sept choses créées avant la création du monde: « la Torah, le repentir, le Jardin d’Éden, le Guéhinom, le Trône de gloire, le Temple, et le nom du Messie. »
Mais que signifient ces mots ? Même pour ceux qui, comme moi, ne prennent pas le récit de la création au pied de la lettre, qui préfèrent l’astronomie et la biologie pour décrire le monde tout en accordant une profonde valeur aux mythes puissants de la tradition juive, chacune de ces affirmations pousse à la réflexion. Le Temple, créé avant l’univers ? Le repentir, avant même l’humanité ? Et quel est donc ce «nom du Messie » ?
Le Baal Chem Tov s’est interrogé sur les implications de cette idée vertigineuse : que la Torah ait été créée avant même que les événements qu’elle raconte ne se produisent. Plus précisément, comment comprendre que des êtres humains aient pu être punis pour leurs actes — comme Adam et Ève chassés du Jardin d’Éden — si tout était déjà écrit d’avance ? Il propose une théorie magnifique :
אמנם האמת כן הוא, כי התורה הקדושה בבריאתה נבראה רק בתערובות אותיות, היינו אלו האותיות שישנן בתורתנו הקדושה מן בראשית עד לעיני כל ישראל לא היו נצרפים אז בצירופי תיבות כמו שאנו רואים היום כמו בראשית ברא או לך לך מארצך וכיוצא, רק האמת הוא שכל אלו התיבות מתורתנו הקדושה היו מעורבין בתערובות, ובכל עת וזמן שנתהווה איזה ענין בעולם, אז נצטרפו אלו האותיות ונתהווה צירופי תיבות ונתהווה סיפור זה הענין, כגון כשנתהווה בריאת העולם וענין אדם וחוה, אז נתקרבו האותיות זה לזה ונתהוו אלו התיבות המספרים הענין הזה, וכן כאשר מת פלוני או פלוני אזי נעשו צירופי תיבות וימת פלוני, וכן הוא בשאר הדברים, שבשעת התהוות המעשה, מיד נעשה בהתורה צירופי תיבות מהאותיות כפי זו המעשה, ואם היה נתהווה מעשה אחרת אזי היו מתהווים צירופים אחרים באופן אחר, כי התורה הקדושה הוא חכמת השם יתברך ואין לה סוף, והבן
En vérité, la sainte Torah fut d’abord créée comme une masse de lettres. Toutes ces lettres n’étaient pas encore organisées en mots tels que « Au commencement, Dieu créa » ou « Quitte ton pays », etc. — elles étaient toutes entremêlées. Puis, chaque fois qu’un événement se produisait dans le monde, ces lettres se rassemblaient et s’agençaient en mots, formant ainsi un récit à partir de l’événement. Par exemple, lors de la création du monde et de l’histoire d’Adam et Ève, ces lettres se rapprochèrent les unes des autres et prirent la forme des mots qui racontent cet épisode. De même, lorsqu’une personne mourait, les mots « et un tel mourut » se formaient. Si un autre événement s’était produit, les combinaisons de lettres auraient été toutes différentes… (Pitgamei Kedishin)
Comme le « Livre de la Vie » évoqué à Roch Hachana, la Torah qui existait avant la Torah n’était que pure potentialité. Les éléments constitutifs de la création sont les lettres, et ce sont nos actions qui donnent sens à ces lettres, en les transformant en mots. Par notre manière de vivre, nous écrivons l’histoire de notre monde, notre propre Torah.
Le modèle du Baal Chem Tov — celui des lettres divines, enraciné dans des systèmes kabbalistiques plus anciens et à l’origine d’une grande partie de la pensée hassidique — correspond à ce que les philosophes appelleraient aujourd’hui un « déterminisme souple » ou « compatibilisme » : un déterminisme qui laisse néanmoins place au libre arbitre. Dans les mêmes circonstances, plusieurs réponses restent possibles — nous ne sommes pas enfermés dans une seule issue. (Je sais bien que la notion de libre arbitre n’a plus très bonne presse dans la philosophie contemporaine…)
Selon les termes du Baal Chem Tov, certaines lettres nous sont données ; nos choix décident des mots qu’elles formeront. Et pourtant, puisque la plupart des combinaisons ne mèneraient qu’à des suites dénuées de sens, nos possibilités réelles ne sont ni entièrement déterminées, ni infinies.
Encore une fois, notre mission dans le monde est le’ovda oule’shomra — utiliser le monde et en prendre soin. La plupart des choses que nous vivons ne découlent pas directement de nos propres choix, et pourtant, nous demeurons responsables des conséquences de nos décisions.
Il y a une expression américaine : « Quand la vie te donne des citrons, fais-en de la citronnade ». Dans une certaine mesure, c’est une idée un peu naïve, un peu arrogante, assez américaine, et parfois même blessante ou dangereuse — car elle peut servir à accuser les victimes de leur propre situation, comme si elles n’avaient simplement pas fait assez d’efforts pour s’en sortir. Mais, sur le plan personnel, sans jugement envers nous-mêmes ni envers les autres, cela peut nous inviter à tirer le meilleur de ce que nous avons, à utiliser les lettres que nous recevons pour écrire le récit le plus porteur de sens possible.
Peut-être que l’avertissement des Sages — de ne pas se perdre dans les questions sur ce qui existait avant la création du monde — vient justement de là : de la nécessité de se concentrer sur ce qui vient après. Non pas dans un avenir messianique lointain, mais ici et maintenant. La suite de Briat Olam, la création du monde, ne peut être que Tikkoun Olam, sa réparation, son amélioration— une tâche confiée à ceux qui ont été créés à l’image de Dieu, des êtres humains dignes de ce nom.
Chabbat chalom !