(Pas vraiment)
Une des caractéristiques du langage humain, c’est qu’il peut contenir plusieurs messages transmis à différents niveaux, et ces messages peuvent parfois se contredire. Par exemple, si votre patron vous dit: « Tu peux faire cette tâche, s’il te plaît ? et ne t’inquiète pas : c’est facile », c’est souvent le signe que ce qu’il vous demande n’est pas forcément si facile et que vous devriez peut-être vous inquiéter. En ajoutant « c’est facile », on comprend qu’il part du principe que vous n’accepterez pas la demande si elle était difficile, et qu’il a donc besoin de vous convaincre que c’est facile. Mais puisque cette phrase vise à vous persuader, et non à simplement décrire la tâche, vous avez le droit de douter de sa véracité. S’il n’y avait pas besoin de persuasion, si celui qui demande était un supérieur autoritaire, il n’aurait pas besoin de dire que la tâche est facile ; tout comme cela serait superflu si c’était un ami cher, pour qui il ne serait pas question que la demande soit refusée. Dire que « c’est facile » affaiblit donc le message.
Dans cette optique, examinons l’un des derniers messages de Moïse au peuple d’Israël.
כִּ֚י הַמִּצְוָ֣ה הַזֹּ֔את אֲשֶׁ֛ר אָנֹכִ֥י מְצַוְּךָ֖ הַיּ֑וֹם לֹא־נִפְלֵ֥את הִוא֙ מִמְּךָ֔ וְלֹ֥א רְחֹקָ֖ה הִֽוא׃ לֹ֥א בַשָּׁמַ֖יִם הִ֑וא לֵאמֹ֗ר מִ֣י יַעֲלֶה־לָּ֤נוּ הַשָּׁמַ֙יְמָה֙ וְיִקָּחֶ֣הָ לָּ֔נוּ וְיַשְׁמִעֵ֥נוּ אֹתָ֖הּ וְנַעֲשֶֽׂנָּה׃ וְלֹא־מֵעֵ֥בֶר לַיָּ֖ם הִ֑וא לֵאמֹ֗ר מִ֣י יַעֲבׇר־לָ֜נוּ אֶל־עֵ֤בֶר הַיָּם֙ וְיִקָּחֶ֣הָ לָּ֔נוּ וְיַשְׁמִעֵ֥נוּ אֹתָ֖הּ וְנַעֲשֶֽׂנָּה׃ כִּֽי־קָר֥וֹב אֵלֶ֛יךָ הַדָּבָ֖ר מְאֹ֑ד בְּפִ֥יךָ וּבִֽלְבָבְךָ֖ לַעֲשֹׂתֽוֹ׃
Car cette loi que je t’impose en ce jour, elle n’est ni trop ardue pour toi, ni placée trop loin. Elle n’est pas dans le ciel, pour que tu dises: “Qui montera pour nous au ciel et nous l’ira quérir, et nous la fera entendre afin que nous l’observions?” Elle n’est pas non plus au delà de l’océan, pour que tu dises: “Qui traversera pour nous l’océan et nous l’ira quérir, et nous la fera entendre afin que nous l’observions?” Non, la chose est tout près de toi: tu l’as dans la bouche et dans le cœur, pour pouvoir l’observer! (Deutéronome 30:11-14)
C’est donc tout près de vous, c’est facile, il suffit de le faire ! Mais comme on l’a vu précédemment, dire que cela est facile est parfois le signe que ce n’est pas si facile. Et plus fondamentalement, que signifie ce « cela » ? Cette mitsva, ce commandement, est très proche de vous. Mais quelle mitsva ? Les commentateurs sont divisés sur ce point. Rachi, suivant le Talmud (Eruvin 55a), affirme que cela renvoie à l’ensemble de la Torah. C’est la base de la célèbre histoire (Bava Metsia 59b) dans laquelle les rabbins ignorent une voix céleste et décident eux-mêmes de la halakha, citant le verset « ce n’est pas dans le ciel », ignorant la voix divine, ce qui fit rire Dieu.
Mais le Ramban, ainsi que d’autres commentateurs, ne partage pas l’avis de Rachi sur ce que signifie ce « cela » ; tous relient le commandement en question à l’un des versets précédents, qui parle de revenir vers Dieu.
כִּ֣י תִשְׁמַ֗ע בְּקוֹל֙ יְ—הֹוָ֣ה אֱ-לֹהֶ֔יךָ לִשְׁמֹ֤ר מִצְוֺתָיו֙ וְחֻקֹּתָ֔יו הַכְּתוּבָ֕ה בְּסֵ֥פֶר הַתּוֹרָ֖ה הַזֶּ֑ה כִּ֤י תָשׁוּב֙ אֶל־יְ—הֹוָ֣ה אֱ-לֹהֶ֔יךָ בְּכׇל־לְבָבְךָ֖ וּבְכׇל־נַפְשֶֽׁךָ׃
…pourvu que tu écoutes la voix de l’Éternel, ton Dieu, en gardant ses préceptes et ses lois, tracés dans ce livre de la doctrine; que tu reviennes à l’Éternel, ton Dieu, de tout ton cœur et de toute ton âme. (Deutéronome 30:10)
Sur cette base, le Ramban dit que la mitsva sur laquelle Moïse insiste ici, c’est celle de la Téchouva, le retour vers Dieu ou vers soi-même. C’est ça qui est présenté comme proche et accessible (même si, en réalité, ce n’est pas si évident). Nous sommes dans cette période de l’année, quelques jours avant Roch Hachana, où le thème de la téchouva est omniprésente. Ces dernières semaines, j’ai étudié avec d’autres l’œuvre de Maïmonide sur les lois du repentir, et la vérité, c’est que c’est à la fois très difficile et étonnamment simple. Elle est véritablement dans la bouche et dans le cœur, pour pouvoir l’observer. Dans la plupart des cas, on sait exactement ce qu’on doit faire ou ne plus faire.
Parfois, il suffit simplement de décrocher le téléphone ou d’envoyer un message pour dire « désolé ». On sait ce qu’il faudrait faire, mais on sait qu’on ne le fera pas. Pourquoi ? Parce que les conséquences inconnues nous font peur, et parce que souvent, même si on s’est mal comporté, on a aussi été blessé en même temps, et on ne se sent pas prêt ni à pardonner ni à être pardonné. Le statu quo, même s’il est difficile en soi, est au moins familier et donc rassurant. Cependant, il arrive parfois, très rarement, qu’on arrive à rassembler les ressources intérieures nécessaires pour opérer de grands changements dans notre vie, un processus qui exige honnêteté et courage, qui expose notre vulnérabilité et qui nous mènera vers une nouvelle étape de notre vie, pas nécessairement meilleure dans l’immédiat. Voilà ce que la Torah nous demande de faire. C’est facile !
En général, au mieux, on fait plutôt des demi-mesures vers la téchouva, en évitant d’être des gens horribles et en évitant les situations de crise, mais sans prendre de véritables risques. Avec le temps, la plupart des erreurs qu’on a faites se perdent dans le passé sans qu’on ait fait le travail intérieur profond pour comprendre où on s’est trompé, et la plupart des gens normaux continuent à faire de nouvelles erreurs chaque année, tout en répétant certaines des anciennes. De plus, par association avec ceux auxquels on s’identifie et que l’on ne critique pas assez sévèrement, on est entachés de leurs péchés ainsi que des nôtres. Notre téchouva est donc souvent faible, si même elle existe.
Maïmonide donne quelques définitions et descriptions de la téchouva. Ce qui m’a intéressé cette fois-ci en le lisant, c’était de voir s’il se concentrait sur le passé ou sur l’avenir. Il me semble que l’idée principale de sa conception de la téchouva est ancrée dans l’avenir et consiste à devenir quelqu’un d’autre à partir de maintenant. On est censé « lâcher prise » sur ses transgressions, décider de ne plus jamais agir de la même manière (2:2), et même changer de nom (2:4) — je comprends cela comme un changement de réputation, le nom que les gens emploient derrière notre dos. Mais il y a aussi un élément qui consiste à rester ancré dans le passé. Par exemple, on est censé confesser ses transgressions passées à chaque Yom Kippour. À première vue, ça semble injuste : si on nous a pardonné une année, on devrait pouvoir repartir à zéro l’année suivante. Les rabbins du Talmud (Yoma 86b) étaient troublés par cette idée, affirmant que répéter ses confessions, c’est « comme un chien qui retourne à son vomi ». Mais Maïmonide adopte la position opposée (également exprimée dans le Talmud), selon laquelle il est louable de le faire.
C’est peut-être parce qu’on sent que la téchouva n’est pas aussi simple que la Torah le dit. Elle est peut-être tout près, pas dans le ciel ou au-dessus de la mer, mais parfois, il faut la faire petit à petit, encore et encore, jusqu’à ce que le changement arrive. Rebbe Nahman de Breslov parle de la nécessité de faire «Téchouva al ha-Téchouva », de faire repentance sur notre précédente repentance, parce qu’elle n’était pas assez bonne, pas assez profonde (Likoutei Moharan I:6). C’est peut-être pour ça que le verset de la Torah commence par « Car cette loi que je t’impose en ce jour, elle n’est ni trop ardue pour toi, ni placée trop loin… » Tous les verbes sont au présent plutôt qu’au passé, parce que c’est ce jour, c’est-à-dire aujourd’hui, qu’il faut le faire.
Je suis désolé si j’ai transformé ce que la Torah présente comme léger et simple en quelque chose de lourd et de compliqué ! Quoi qu’il en soit, Roch Hachana, avec toutes ces exigences de réflexion qui changent la vie, est aussi un moment de fête, de joie et d’intimité.
Puissions-nous être inscrits dans le livre de la vie — Chabbat chalom, et Chana tova !