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Un instant de colère

Un commentaire de la paracha Balak 5785

Reconnaître le potentiel religieux de destruction et de bénédiction

Bien que la paracha de cette semaine porte le nom du roi moabite Balak, le personnage clé est clairement le prophète Bilaam. La tradition juive semble entretenir une relation ambivalente avec ce personnage. D’une part, il est méprisé et ridiculisé dans plusieurs sources juives. D’autre part, il est aussi l’objet d’un certain respect. Lorsque nous entrons dans la synagogue, nous le citons en disant Ma tovou — « Que tes tentes sont belles, ô Jacob. » Il semble que nous ayons besoin de son point de vue extérieur pour pouvoir nous apprécier nous-mêmes. Lorsque la Torah affirme: « Il n’y a jamais eu en Israël de prophète aussi grand que Moïse » (Deutéronome 34:10), le midrach dit que s’il est vrai qu’au sein du peuple d’Israël, il n’y a pas eu de plus grand prophète, mais qu’il y en a eu un parmi les autres nations : Bilaam !

Cette ambiguïté de la tradition se retrouve déjà dans le texte biblique. [A propos de la tradition sur le mauvais œil de Bilaam mentionnée par Leila dans sa belle dracha,] en voici un exemple : dans l’un de ses derniers discours, Bilaam commence par se présenter :

וַיִּשָּׂ֥א מְשָׁל֖וֹ וַיֹּאמַ֑ר נְאֻ֤ם בִּלְעָם֙ בְּנ֣וֹ בְעֹ֔ר וּנְאֻ֥ם הַגֶּ֖בֶר שְׁתֻ֥ם הָעָֽיִן׃ נְאֻ֕ם שֹׁמֵ֖עַ אִמְרֵי־אֵ֑-ל אֲשֶׁ֨ר מַחֲזֵ֤ה שַׁ-דַּי֙ יֶֽחֱזֶ֔ה נֹפֵ֖ל וּגְל֥וּי עֵינָֽיִם׃

Et il proféra son oracle en ces termes: “Parole de Balaam, fils de Beor, parole de l’homme au regard chatoum, de celui qui entend le verbe divin, qui perçoit la vision du Tout-Puissant il fléchit, mais son œil reste ouvert…” (Nombres 24:3-4)

Quel est ce mot étrange chatoum ? Rachi apporte des preuves pour deux lectures différentes et opposées : soit il voit exceptionnellement bien, soit au contraire, il est aveugle. Il réconcilie ces deux lectures en suggérant qu’il était aveugle d’un œil et voyait de l’autre. Pour moi, c’est exactement l’image juive de Bilaam. Un œil qui voit avec autant de clarté que celui de Moïse, qui peut nous donner des bénédictions et les mots de nos prières, et l’autre œil aveugle, un adversaire corrompu et malfaisant.

Le Talmud analyse ce personnage mystérieux, et s’interroge sur la description qui le désigne comme יודע דעת עליון, celui qui comprend l’esprit de Dieu. Est-il possible, se demandent-ils, qu’il comprenne les désirs profonds de Dieu alors qu’il ne pouvait même pas comprendre son propre âne ? L’explication donnée est qu’il avait une astuce, un unique savoir qui lui conférait un avantage. Notre tradition veut que Dieu se mette parfois en colère, mais soit le plus souvent bienveillant, généreux et indulgent. En fait, il n’est en colère qu’une fois par jour, et le Talmud évalue sa durée à exactement 1/56 848 d’heure (≈ 63 millisecondes). Seul Bilaam avait un moyen spécial de connaître ce moment, et en exploitant ce bref instant de colère divine, il a pu effectivement maudire qui il voulait. [Les Tosafot (AZ 4b “Rega”) tentent de déterminer quelle malédiction a pu être prononcée si rapidement, ils suggèrent qu’il a dit le mot kalem, « anéantissez-les ! », ou peut-être qu’il a simplement commencé sa malédiction au bon moment et que cela a suffi pour fonctionner].

Cela éclaire d’un jour nouveau les pouvoirs mystérieux de Bilaam. En réalité, il constituait une sorte d’alter ego de Moïse. S’il y a une ambiguïté, c’est aussi au sein de Dieu – il y a une puissance potentielle destructrice présente dans le monde, capable d’être utilisée pour le mal comme pour le bien. On peut peut-être faire un parallèle avec la connaissance de l’énergie nucléaire, un savoir moralement neutre, susceptible d’un usage constructif ou destructeur. Ou encore, nous pourrions ramener cela au pouvoir inné de la religion qui peut apporter du sens et de la beauté au monde. Pourtant, lorsque les gens utilisent la religion pour encourager et justifier la violence cruelle, ce n’est pas qu’ils inventent quelque chose qui n’existe pas. Ce potentiel de violence est inhérent à la religion comme au monde. Ils se focalisent simplement sur l’aspect le plus sombre de la volonté divine, exactement comme Bilaam.

La discussion talmudique explore ce moment de colère d’encore plus près, et mentionne une tradition selon laquelle il est possible de connaître ce moment de colère de manière « scientifique », en regardant de près les plumes d’un coq. Au moment de la colère divine, pendant une fraction de seconde, il y a une traînée de blanc dans la crête rouge d’un coq, et si une malédiction est prononcée à ce moment-là, elle sera efficace. Il s’agit là d’un savoir potentiellement utile, et j’espère que vous l’utiliserez à bon escient. Pourtant, le Talmud termine sa discussion en racontant l’histoire d’un rabbin qui a essayé d’utiliser cette astuce de Bilaam:

רַבִּי יְהוֹשֻׁעַ בֶּן לֵוִי הֲוָה מְצַעֵר לֵיהּ הָהוּא מִינָא בִּקְרָאֵי, יוֹמָא חַד נְקַט תַּרְנְגוֹלָא וְאוֹקְמֵיהּ בֵּין כַּרְעֵיהּ דְּעַרְסָא, וְעַיֵּין בֵּיהּ, סְבַר: כִּי מָטָא הָהִיא שַׁעְתָּא אֶלְטֵיהּ, כִּי מְטָא הָהִיא שַׁעְתָּא נַימְנֵם. אֲמַר: שְׁמַע מִינַּהּ לָאו אוֹרַח אַרְעָא לְמִיעְבַּד הָכִי, ״וְרַחֲמָיו עַל כׇּל מַעֲשָׂיו״ כְּתִיב, וּכְתִיב: ״גַּם עֲנוֹשׁ לַצַּדִּיק לֹא טוֹב״

Un certain hérétique malmenait Rabbi Yehoshua ben Levi en l’interpellant sans cesse sur le sens de différents versets. Un jour, Rabbi Yehoshua ben Levi prit un coq, le plaça entre les pieds du lit sur lequel il était assis et le regarda. Il pensa : Lorsque ce moment de la colère de Dieu arrivera, je maudirai cet hérétique et je serai débarrassé de lui. Mais lorsque ce moment arriva, Rabbi Yehoshua ben Levi s’endormit et manqua son occasion. À son réveil, il dit : Je peux conclure du fait que je me suis endormi qu’il n’est pas de bonne conduite de détruire les gens, même les méchants, comme le dit le verset : « Et ses miséricordes s’étendent sur toutes ses œuvres » (Psaumes 145:9). Et de plus, il est inconvenant de provoquer le châtiment d’autrui, comme il est écrit : « Le châtiment, même pour le juste, n’est pas bon » (Proverbes 17:26). [Avoda Zara 4b]

J’adore cette histoire parce qu’elle est à la fois fantastique et très humaine. Ce rabbin Yehoshua est agacé par quelqu’un, et il sait que de mauvaises choses se produisent parfois dans le monde. Il cherche simplement à orienter ces mauvaises choses vers cette personne, et attribuer cela à la volonté de Dieu. Il sait comment exploiter la destruction inhérente à la structure même de l’existence. Mais ça ne marche pas, il s’endort et se rend compte que même si ce potentiel existe, ce n’est pas son rôle en tant que rabbin, en tant qu’homme de foi ou en tant qu’être humain, de s’occuper de ces choses et de faire ces jugements.

S’il existe une potentialité de destruction, de violence et de malédiction pendant 63 millisecondes par jour, l’accent devrait sûrement être mis sur le potentiel de création et de paix qui existe le reste du temps.

Chabbat chalom !

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