On est encore en période de Pessah et je voudrais vous faire rencontrer quelqu’un que vous connaissez sûrement – mais peut-être à votre insu.
Il s’agit de la personne que nous avons tous évoquée il y a une semaine, quand on entonnait, comme tous les ans, l’iconique chant והיא שעמדה, ve hi cheamda- « celle qui s’est tenue debout pour nos ancêtres, et qui se tient debout pour nous. »
Mais qui est-elle, cette « היא » ?
De toute évidence, il s’agit d’une femme. Et c’est d’autant plus porteur de sens que l’on sait que toute, absolument toute, la sortie d’Egypte, est due en premier lieu au courage, à l’audace et à la désobéissance civile de femmes.
La tradition a élaboré un narratif autour d’un personnage féminin dont le nom n’apparaît en tout et pour tout que deux fois dans le Tanakh entier – Pentateuque, Prophètes et Chroniques confondus.
Ce narratif identifie cette היא (שעמדה ) comme étant Serah bat Acher, Serah fille d’Acher. Qui est-elle ?
Voici les deux mentions de Serah dans le Tanakh :
En Genèse 46:17 (l’annonce à Yaakov que Joseph est vivant en Egypte, la promesse de Dieu d’y faire de lui une grande nation, et l’énumération de tous ses enfants qui sont descendus avec lui en Egypte). L’un des fils de Yaakov est Acher. Voici comme on décrit sa descendance :
וּבְנֵ֣י אָשֵׁ֗ר יִמְנָ֧ה וְיִשְׁוָ֛ה וְיִשְׁוִ֥י וּבְרִיעָ֖ה וְשֶׂ֣רַח אֲחֹתָ֑ם וּבְנֵ֣י בְרִיעָ֔ה חֶ֖בֶר וּמַלְכִּיאֵֽל׃
Les fils d’Acher : Yimnah, Yishvah, Yishvi, et Beriah, et leur sœur Serah.
Et ensuite, en Nombres 26:46, une nouvelle énumération de tous ceux qui sont sortis d’Egypte et ont erré dans le désert. Nous sommes juste avant leur arrivée au Pays de Canaan. Voici à nouveau les descendants d’Acher :
Fils d’Acher, selon leurs familles: de Yimna, la famille des Yimna; de Yichvi, la famille des Yichvites; de Berïa, la famille des Beriites…. Pour les fils de Berïa: de Héber, la famille des Hébrites; de Malkiêl, la famille des Malkiélites, puis la fille d’Acher, nommée Serah.
לִבְנֵ֣י בְרִיעָ֔ה לְחֶ֕בֶר מִשְׁפַּ֖חַת הַֽחֶבְרִ֑י לְמַ֨לְכִּיאֵ֔ל מִשְׁפַּ֖חַת הַמַּלְכִּיאֵלִֽי׃
וְשֵׁ֥ם בַּת־אָשֵׁ֖ר שָֽׂרַח׃
Elle est la seule figure féminine à être mentionnée parmi tous les descendants des enfants de Jacob, précisément à deux moments clefs du récit : la descente en Egypte puis la sortie.
Voici ce que nous proposent les maîtres du midrach qui considèrent ces deux occurrences comme éminemment signifiantes.
En Genèse 50:24-26, Joseph dit à ses frères: “Je vais mourir. Sachez que Dieu vous visitera (pakod ifkod) et vous ramènera de ce pays dans celui qu’il a promis par serment à Abraham, à Isaac et à Jacob.” 25 Et Joseph adjura les enfants d’Israël en disant: “Oui, Dieu vous visitera (pakod ifkod) et alors vous emporterez mes ossements de ce pays.” 26 Joseph mourut âgé de cent dix ans; on l’embauma et il fut déposé dans un cercueil en Égypte.
וַיֹּ֤אמֶר יוֹסֵף֙ אֶל־אֶחָ֔יו אָנֹכִ֖י מֵ֑ת וֵֽאלֹהִ֞ים פָּקֹ֧ד יִפְקֹ֣ד אֶתְכֶ֗ם וְהֶעֱלָ֤ה אֶתְכֶם֙ מִן־הָאָ֣רֶץ הַזֹּ֔את אֶל־הָאָ֕רֶץ אֲשֶׁ֥ר נִשְׁבַּ֛ע לְאַבְרָהָ֥ם לְיִצְחָ֖ק וּֽלְיַעֲקֹֽב׃
וַיַּשְׁבַּ֣ע יוֹסֵ֔ף אֶת־בְּנֵ֥י יִשְׂרָאֵ֖ל לֵאמֹ֑ר פָּקֹ֨ד יִפְקֹ֤ד אֱלֹהִים֙ אֶתְכֶ֔ם וְהַעֲלִתֶ֥ם אֶת־עַצְמֹתַ֖י מִזֶּֽה׃
וַיָּ֣מׇת יוֹסֵ֔ף בֶּן־מֵאָ֥ה וָעֶ֖שֶׂר שָׁנִ֑ים וַיַּחַנְט֣וּ אֹת֔וֹ וַיִּ֥ישֶׂם בָּאָר֖וֹן בְּמִצְרָֽיִם׃
Puis dans l’Exode 13:19, Moché emporta les ossements de Joseph car celui-ci avait formellement adjuré les enfants d’Israël, en disant: “Dieu vous visitera (pakod ifkod) et alors vous emporterez mes os de ce pays.” 20
ט וַיִּקַּח מֹשֶׁה אֶת-עַצְמוֹת יוֹסֵף, עִמּוֹ: כִּי הַשְׁבֵּעַ הִשְׁבִּיעַ אֶת-בְּנֵי יִשְׂרָאֵל, לֵאמֹר, פָּקֹד יִפְקֹד אֱלֹהִים אֶתְכֶם, וְהַעֲלִיתֶם אֶת-עַצְמֹתַי מִזֶּה אִתְּכֶם
Moché est donc chargé d’emporter les ossements de Joseph – on pourrait s’attarder un instant sur cette notion d’os.
On sait que la dépouille de Joseph a été embaumée selon les us et coutumes égyptiens, d’autant que Joseph jouissait d’un statut très élevé sur l’échelle hiérarchique. Les os sont l’élément le plus résistant dans un corps. En hébreu, עצם veut dire l’os mais aussi l’essence, ce qui est au centre, au cœur de quelque chose. L’adjectif formé sur cette racine est עצום, puissant, fort. Pour rester dans le même champ sémantique d’anatomie, on pourrait parler en français de la substantifique moëlle.
Mais, à la différence de la moëlle, l’os est ce qui subsiste d’un corps en décomposition. Symboliquement, si Joseph a été naturalisé égyptien et embaumé, quelques siècles plus tard, ces parties égyptiennes embaumées et apprêtées ont disparu et les seuls restes du corps de Joseph – de son essence – seront les ossements. Et ce sont ces os, symboliquement son noyau hébreu, qui doivent être emportés.
La tradition, toujours pragmatique et soucieuse des détails, demande : mais comment ces os ont pu être retrouvés, après des siècles ?
La réponse est dans le Talmud de Babylone, Traité Sota 13 a-14 : c’était précisément grâce à la mémoire de Serah bat Acher, dépositaire des secrets liés à la rédemption, et transmis de génération en génération.
Voilà comment cela s’est passé, c’est comme si on y était :
La Guemara demande : d’où Moché rabeinou savait-il où Joseph était enterré ? Les Haza’’l répondent: Moché est allée voir Serah, la fille d’Acher, la seule de la génération descendue en Egypte du temps de Yaakov et lui dit : « Saurais-tu où Joseph est enterré ? » Elle lui répondit : « Les Egyptiens l’ont mis dans un cercueil en métal et l’ont immergé dans le Nil pour que ses eaux soient bénies ».
Moché s’est posté sur la rive du Nil et a crié « Joseph, le moment est venu où Dieu va réaliser sa promesse de libérer Israël. Tu nous as fait faire un serment, voici le moment pour nous de tenir parole. Si tu te manifestes, très bien ! Sinon, nous sommes déliés de ce serment! » Aussitôt, le cercueil est remonté des profondeurs et est apparu à la surface des eaux !
Le midrach Chemot Rabba va dans le même sens pour attribuer à Serah un rôle majeur à un autre moment du processus de libération:
Rappelons-nous cette scène de l’Exode 4:
L’Éternel dit à Aaron: “Va vers Moïse, dans le désert.” Il y alla; il le rencontra sur la montagne et l’embrassa. 28 Moïse fit part à Aaron de toutes les paroles dont l’Éternel l’avait chargé et de tous les prodiges qu’il lui avait donné mission d’accomplir. 29 Alors Moïse et Aaron partirent et assemblèrent tous les anciens des enfants d’Israël. 30 Et Aaron dit toutes les paroles que l’Éternel avait adressées à Moïse et il opéra les prodiges à la vue du peuple. 31 Et le peuple y eut foi; ils comprirent que l’Éternel s’était souvenu des enfants d’Israël, qu’il avait considéré leur misère et ils courbèrent la tête et se prosternèrent“
וַיַּאֲמֵן, הָעָם; וַיִּשְׁמְעוּ כִּי-פָקַד יְהוָה אֶת-בְּנֵי יִשְׂרָאֵל, וְכִי רָאָה אֶת-עָנְיָם, וַיִּקְּדוּ, וַיִּשְׁתַּחֲווּ
Chemot Rabba questionne :
« Le peuple a eu foi » – le peuple a agi en accord avec ce que le Dieu avait prédit : « ils écouteront ta voix ».
Et est-ce grâce aux signes et prodiges que le peuple a eu confiance ?
Non ! Le peuple a entendu que Dieu s’était souvenu, (« pakad »). וַיַּאֲמֵן, הָעָם; וַיִּשְׁמְעוּ כִּי-פָקַד
En quoi cela leur a permis de faire confiance à Moché ? Par le fait d’entendre le mot consacré à la souvenance divine, selon – c’est toujours le midrach qui parle – la tradition secrète transmise de Yaakov, à Joseph et à Acher… qui lui l’a confiée à sa fille Serah qui était encore en vie.
Il lui avait dit : « Le libérateur qui viendra et dira פקוד פקדתי אתכם (pakod pakadeti) je me suis souvenu de vous » sera un vrai libérateur.
Serah est donc, pour la tradition, dépositaire d’un secret transmis de génération en génération et lié à la libération. Ici, on lui attribue la connaissance d’un mot de passe qu’un leader doit présenter pour prouver sa légitimité. Autrement dit, il doit se souvenir du passé, de l’alliance conclue avec Dieu, et de l’histoire du peuple.
Dans les Pirkei de Rabbi Eliezer, ce dernier suggère une autre méthode que Serah aurait utilisé pour lire dans cette phrase pakod pakadeti (פקוד פקדתי) un signe de la rédemption.
Il observe les cinq lettres doubles – c’est à dire celles qui ont une forme spéciale lorsqu’elles figurent en fin de mot, et suggère qu’elles tiennent le secret de la rédemption.
Ainsi, d’après lui, avec ” כ כ ” , Abraham fut sauvé d’Our Kasdim : lekh lekha (לך לך). Avec “מ מ” Yitshak fut sauvé du pays des Philistins – tu es devenu plus fort que nous Miménou meod (ממנו מאד). Avec “נ נ” Yaakov fut délivré de la main d’Essav (Hatsileni na) הצילני נא – délivre moi, et avec “פ פ”, Israël fut délivré d’Egypte : (פקוד פקדתי) pakod pakadeti. Enfin, ” צ צ”, c’est Dieu lui-même qui dit צמח יצמח ) j’ai fait pousser parmi vous une graine (d’un homme) qui germera et bâtira le Temple.
Et c’est encore l’identité de Serah qui est attribuée par les Haza’’l à un personnage qui n’est pas nommé dans un passage de Samuel 2, 20:11. Il y apparaît une ישה חכמה femme sage. Cette femme s’interpose dans une scène où Yoav est sur le point d’anéantir une ville.
Cette femme sage dit:
אָנֹכִ֕י שְׁלֻמֵ֖י אֱמוּנֵ֣י יִשְׂרָאֵ֑ל אַתָּ֣ה מְבַקֵּ֗שׁ לְהָמִ֨ית עִ֤יר וְאֵם֙ בְּיִשְׂרָאֵ֔ל לָ֥מָּה תְבַלַּ֖ע נַחֲלַ֥ת יְהֹוָֽה׃
Ce qui sur le plan obvie veut dire “Je suis de ceux qui veulent la paix des fidèles d’Israël. Et tu voudrais anéantir une ville, une métropole d’Israël ! Pourquoi veux-tu supprimer l’héritage du Seigneur? “
Le midrach remarque que cette personne intervient afin de défendre le respect de la tradition, de la Torah.
Cette femme sage, cette icha hakhama, est aux yeux des Haza’’l – dont Rachi – une nouvelle manifestation de Serah bat Acher. Elle veille une fois de plus à l’héritage transmis par les patriarches. Elle le rappelle à Yoav et à David qui semblent les avoir abandonnés. Et les maîtres du midrach vont donner à l’expression anokhi chloumei emounei israel, (je veux la paix des fidèles d’Israël) un sens différent : « j’ai relié un fidèle à un autre fidèle ». Ils rappellent qu’elle avait créé un lien entre Moché et Joseph en révélant le lieu de la sépulture de Joseph et un autre en annonçant à Yaakov que Joseph était en vie.
Dans cette optique, l’identification de cette femme anonyme à Serah semble presque une évidence. Elle incarne la continuité de la transmission des grands principes du judaïsme dans la durée, à travers les siècles. Chloumei émounei Israël – qui relie les fidèles d’Israël entre eux- devient d’ailleurs , avec Serah leur sœur, Serah ahotam, et Segoula, l’un des noms donnés à cette figure féminine, tissée par la force du récit.
Et pour finir, un dernier élément essentiel : Serah est classée par le midrach Berechit Rabba parmi les rares immortels. On lui a accordé une vie éternelle et elle est parmi les 13 qui sont entrés vivants au Gan Eden.
Ce n’est pas vraiment étonnant, vu ce qu’on sait sur elle à présent – et je ne vous ai présenté qu’une toute petite partie de la multitude de commentaires autour de Serah.
Ce qui ressort ici, que la tradition nous dit que Serah est toujours là, présente, aujourd’hui.
D’où le לנו, (lanou), pour nous, de la chanson. Comme elle s’est dressée pour nos pères, elle se dresse pour nous, toujours là, porteuse d’espoir et de pérennité, pour nous dire où sont les codes et pour nous rappeler à l’ordre si jamais on oubliait l’essentiel.
Porteuse d’espoir … dans un passage très étonnant du traité Chabat qui mériterait une dracha à lui seul, qui traite des six questions qu’on nous posera au tribunal céleste, figure « ציפית ישוע » (tsipita yechoua) ? Littéralement, « attendais-tu la délivrance », ou peut-être, traduit en de termes qui nous parlent davantage, « avais-tu confiance en l’avenir, croyais-tu que l’histoire allait dans le bon sens ? » Ou peut-être, entendais tu ce que Serah avait à nous dire ? Son rappel de l’essentiel de la tradition, c’est-à-dire la confiance?
Pour finir, peut-être êtes-vous allés, vous aussi, voir l’exposition Dreyfus au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme. J’y ai été interpellée par la citation suivante de Bernard Lazare s’adressant à Dreyfus :
« Comme vous êtes plus juif que vous ne pensez peut-être, par votre incoercible espérance, votre foi au meilleur, votre presque fataliste résignation. Chrétien, vous seriez mort en appelant à la justice divine. Juif, vous avez voulu vivre pour la voir réaliser et vous avez vécu ».